Études, juin 2025, par Marc Malcor
En 1940, l’écrivain Mikhaïl Ossorguine (1878-1942) s’établit avec son épouse à Chabris, modeste village sur les bords du Cher. Membre influent des cercles littéraires des émigrés russes dans le Paris des années 1920, celui qui avait déjà été contraint à l’exil, fuyant le pouvoir tsariste avant d’être chassé par les bolcheviques, trouve refuge pendant l’Occupation dans cette bourgade paisible située sur la ligne de démarcation, si loin et pourtant si proche de l’orage menaçant de la guerre et de l’histoire. Ossorguine y écrira ce témoignage poignant, souvent désespéré, toujours mélancolique. C’est que, tout en chroniquant la vie quotidienne d’un village où habitants, soldats allemands et réfugiés se croisent dans une vie « qui se poursuit par inertie », Ossorguine subit un dernier exil, peut-être le plus déchirant : celui d’un écrivain amoureux des livres prenant conscience que « toute tentative d’invention littéraire est anéantie par la réalité et devenue sacrilège ». Écrire est un acte dérisoire, trouver un sens à la fiction dans un monde qui a succombé à l’irréalité inhumaine de la guerre est décourageant ; le lecteur rejette ses livres, l’homme de lettres est réduit au mutisme et cède à un désespoir rappelant celui de Günther Anders (1902-1992). Pourtant, le romancier se fait bavard malgré tout : les petites choses du quotidien de Chabris – de l’insupportable absurdité administrative à la sagesse indifférente du vigneron travaillant sa terre – sont consignées dans ces pages sensibles selon le double rythme des saisons et des événements politiques. Ossorguine se redécouvre alors écrivain, guidé par les souvenirs de Tolstoï, Cervantès ou Dante, et se révèle en tant que commentateur humaniste des temps douloureux.