Libération, 14 juillet 2025, par Simon Blin

Faut-il réécrire les classiques de la littérature jugés offensants ? La réponse simple d’une historienne à une question complexe

Dans un bref essai, Laure Murat pointe les limites de la modernisation des œuvres du passé aux contenus racistes, antisémites ou sexistes et plaide pour une meilleure contextualisation des textes. Les rapports entre art et morale s’invitent régulièrement dans le débat public, donnant lieu à des discussions passionnées sur le statut d’artiste ou d’œuvre à l’aune des nouveaux canons progressistes. Avec le cinéma, l’édition est particulièrement touchée par ces questionnements d’un nouveau genre. Ces dernières années, des « relecteurs de manuscrits » − sensitivity readers − ont fait leur apparition pour traquer les préjugés éthiques, sexuels ou autre, perçus comme offensants pour les minorités.

La pratique est plus sensible encore lorsqu’elle s’attaque à des œuvres du passé. Plusieurs classiques de la littérature britannique ont ainsi fait l’objet de réécritures, les aventures d’Hercule Poirot et de Miss Marple, à la demande des ayants droit de son autrice Agatha Christie, James Bond de Ian Fleming, Charlie et la Chocolaterie de Roal Dahl. Non sans susciter un tollé : doit-on y voir un réel progrès ou une forme de censure ?

L’historienne Laure Murat répond de façon assez nette à la question dans Toutes les époques sont dégueulasses (éditions Verdier). Un bref et vif essai qui évite le piège de la guerre culturelle et son opposition schématique entre partisans du statu quo et militants « woke » intransigeants.

Selon la professeure à l’université de Californie à Los Angeles, qui a décidé de quitter les États-Unis en raison de la politique autoritaire de Donald Trump, effacer, édulcorer un texte n’est pas la bonne solution, le risque étant de « dénaturer » une œuvre, de la « falsifier », tout en se donnant l’illusion de purifier une époque de ses violences. « Faites de James Bond un féministe ou seulement un homme respectueux des femmes, et dans cinquante ans, on ne comprendra plus rien à l’histoire de la misogynie ordinaire dans les années 1950 », écrit-elle.

Réécriture à géométrie variable

Ces « petits arrangements avec les morts » sont absurdes et contre-productifs, selon la spécialiste d’histoire culturelle et des questions de genre, précédemment autrice de Qui annule quoi ? (Seuil, 2022), un petit livre sur la cancel culture. Ils peuvent même parfois produire un effet pervers lorsque la réécriture est appliquée à géométrie variable. À quoi bon remplacer le « N word » anglais (formule qui désigne le mot nigger – « nègre » en français) dans Goldfinger, paru en 1959, si c’est pour laisser les remarques dégradantes sur les Coréens, lesquels seraient « inférieurs aux singes dans la hiérarchie des mammifères », écrit Ian Fleming. « Quelle logique à tout cela ? Où placer le curseur ? s’interroge Laure Murat. Intervenir pour lutter contre les stéréotypes, mais jusqu’où ? Jusqu’à éviter de fâcher les associations noires, en laissant les Coréens se faire insulter, car il y a moins de chances qu’ils protestent ? »

Derrière les projets de réécriture, les motivations se révèlent le plus souvent intéressées. Ces œuvres qui font débat sont des best-sellers, qu’il faut adapter en films et en séries pour les nouvelles générations. Leur ajustement aux mœurs du présent est hypocrite et cynique, pointe l’écrivaine : « C’est exclusivement pour conserver leur valeur lucrative que les éditeurs ont procédé à ces nettoyages approximatifs », relève-t-elle, rappelant que les œuvres de Roald Dahl ont été récrites juste avant la vente de ses droits à Netflix.

Dans bien des cas, ceux qui justifient une telle pratique, pour la bonne cause, deviennent, malgré eux, les idiots utiles d’une logique purement capitaliste. « L’erreur fatale de la gauche bien intentionnée et authentiquement antiraciste est de tomber dans ce piège pervers, qui voudrait faire passer pour des améliorations, voire une modernisation de la lecture, de vulgaires trucages intéressés, motivés par l’appât du gain. »

Déconstruire la violence sans mettre la poussière sous le tapis

Entre supprimer (supprimer un peu) et ne rien toucher du tout, l’essayiste plaide pour « une troisième voie : la contextualisation », soit la mise en garde ou l’encadrement d’un texte par une préface, une postface et des notes de bas de page. Non pas pour critiquer moralement son contenu, mais pour l’expliquer, pour le mettre historiquement en perspective, pour déconstruire sa violence sans mettre la poussière sous le tapis.

Ce travail pédagogique peut toutefois s’avérer plus complexe qu’il n’y paraît. L’historienne revient sur une nouvelle préface de Tintin au Congo, parue en 2023, qui se contentait de présenter Hergé en homme victime des préjugés racistes de son temps, en omettant de rappeler que la dénonciation de la colonisation existait déjà au moment de la sortie du livre du dessinateur belge en 1931. Hergé n’était pas colonialiste « comme tout le monde à l’époque ».

Laure Murat ne promet pas de solution miracle et renvoie à la responsabilité du préfacier, mais aussi à celles de l’éditeur, qu’elle appelle à plus de « courage intellectuel » et d’« inventivité ». Cela vaut également pour les auteurs contemporains désireux de se frotter à des classiques. Elle cite en exemple l’écrivain américain Percival Everett et son roman James, sorti en 2024.

Le romancier y réinterprète Les Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain , mais depuis le point de vue de Jim, l’esclave aux États-Unis ségrégationnistes. Dans la version de Twain, Jim est parfois dépeint comme simple et crédule. Dans celle d’Everett, il est cultivé et ironique.