Mediapart, 5 juillet 2025, par Pierre Senges

Libres enfants de l’histoire russe

Luba Jurgenson et Léonid Guirchovitch ont émigré d’URSS dans les années 1970. Librement, ils parlent de la guerre en Ukraine, de leurs passés, de la mémoire du monde soviétique, de la culture russe, d’écrivain·es, questionnent leurs pratiques d’artistes, du passage d’une langue à une autre, d’un univers à un autre. On se passionne pour leurs échanges qui nous rappellent une exigence de liberté rare et précieuse.

Luba Jurgenson et Léonid Guirchovitch, émigrés d’URSS dans les années 1970, parlent de la guerre en Ukraine, de la mémoire du monde soviétique, de la culture russe, du passage d’une langue à une autre, d’un univers à un autre. Leurs échanges rappellent une exigence de liberté rare et précieuse. Nicolas Machiavel, en retrait sur ses terres de Sant’Andrea in Percussina, se défaisait le soir de ses habits de paysan « couverts de poussière et de boue » puis s’habillait décemment de ses habits de cour avant d’entrer dans sa bibliothèque et d’oser lire les Anciens. Cinq siècles plus tard, au temps du philistinisme, une telle déférence, si savamment mise en scène, est admirable ; on l’approuve, ce qui n’empêche pas de considérer chaque livre comme un parfait ustensile démocratique, abordable et disponible, livré à l’usage de toutes et tous, ouvert sur un coin de table d’un simple geste du pouce.

Ainsi, le lecteur ou la lectrice ordinaire, pour le prix de trois cafés, disons quatre, peut s’inviter dans la conversation de Luba Jurgenson et Léonid Guirchovitch – une triple conversation en vérité, menée à Berlin, Prague puis Paris entre juin 2023 et mars 2024. Il sera reçu avec bonté et bienveillance et pourra se repaître de cette nourriture comme Machiavel cinq siècles avant lui.

Si le livre est un accessoire démocratique de poche, la conversation est une pratique de la liberté (ou sa chorégraphie), à commencer par la liberté de penser : la conversation suppose l’absence de microphones malveillants, l’absence de censure ou d’autocensure, la vivacité renouvelée de l’esprit, le recours aux souvenirs et aux conjectures, le désaccord et la surprise ; elle ne suit pas un plan déterminé mais passe d’un sujet à l’autre en prenant appui sur quelques mots, à gué, en suivant des motifs ou en étant suivie par eux ; sa frivolité apparente n’est pas la marque de l’insouciance mais du désir d’éprouver à chaque instant notre capacité d’émancipation.

Au cours des premières pages de On ne sait pas comment cela finira, la lectrice ou le lecteur assis clandestinement entre Luba Jurgenson (écrivaine, traductrice) et Léonid Guirchovitch (musicien, écrivain) ne se prive pas de suivre la chaîne de leurs associations d’idées : la culture russe, Joseph Brodsky, la haine de Staline envers Leningrad, Fantôme de Sigismund Krzyzanowski, l’assaut de 1993 contre le Parlement russe, la perestroïka, l’insulte otmorozok, le rôle des Géorgiens dans l’esthétique russe, le philosophe Merab Mamardachvili, l’exergue du Don de Vladimir Nabokov, l’engouement pour les Scythes sauvages et guerriers – et ainsi jusqu’aux traductions de Tolstoï par Sofia Tolstaïa, son épouse.

La conversation est libre, en ce sens aussi où elle fait place à l’incertitude, signalée dès le titre, et aux rectifications ; elle va au hasard mais se déplace sous l’influence de ce que les mathématiciens et mathématiciennes appellent un attracteur étrange – ou de plusieurs : la guerre en Ukraine, le cas d’Odessa, le sort réservé aux Juifs dans diverses régions d’Europe, à Moscou, Sobibór ou Babi Yar, dans l’ouest de Kyiv.

La guerre d’aujourd’hui réveille un peu partout des souvenirs douloureux et de vieilles rancunes, soumet l’esprit à des dilemmes (l’attachement des Juifs à l’Ukraine), fait naître opportunément de faux antifascismes et pousse un pays à purger sa langue, dans ses livres et dans ses rues – mais la guerre oblige aussi à examiner le passé, une fois de plus, en gardant la tête froide, et à prendre ses distances avec son identité.

Guirchovitch : « Je ne crois pas au sang, pour moi le peuple juif est une construction. On devient juif, on ne l’est pas par appartenance. » Jurgenson : « Pour vous, on devient juif, mais on ne peut cesser de l’être. Pour la plupart des Juifs, c’est le contraire : on peut cesser de l’être, mais on ne peut pas le devenir. » Guirchovitch : « Selon la Halakha, un Juif converti reste juif. »

Jurgenson et Guirchovitch vivent tous deux hors de leur pays d’origine, l’une à Paris, l’autre en Allemagne après Israël, et tous les deux sont polyglottes : leur étude du monde se fait à partir de deux points de vue au moins, cette stéréoscopie les rend sensibles à des reliefs passés inaperçus chez les peuples à un seul œil et une seule oreille, pour qui la lumière du monde se faufile à travers un seul trou.

Luba Jurgenson est passée d’un pays à l’autre et d’une langue à l’autre, et depuis des années elle poursuit l’exercice du passage en faisant le métier de traductrice ; il n’est pas étonnant qu’elle s’intéresse, tout au long de ces entretiens, aux jeux du langage, sur l’élan de Au lieu du péril, publié en 2014 (dans Lettre errante, documentaire de Nurith Aviv, elle apporte son témoignage sur un sujet apparemment microscopique : la prononciation de la lettre « r ».

Elle parle de son usage du russe en exil ou en voyage, d’une nouvelle forme d’humour russe appelée stiob, à la limite de la dérision et du patriotisme, de la prononciation de la voyelle ы, « si difficile à articuler pour les Français » , venue de l’Orient mongol pour s’insinuer dans la langue russe, du mot hlopok, signifiant « pétarades » ou « coton » selon la place de l’accent tonique ; elle rappelle que La Destruction des Juifs d’Europe écrit en anglais par Raul Hilberg a été traduit dans un allemand d’après-guerre purgé du lexique propre au IIIe Reich, au risque d’un « grand nombre d’anachronismes ».

Guirchovitch possède l’art du conteur, pas dans le genre de Münchhausen, dans celui d’Alexandre Dumas de retour de Russie ; le récit de son voyage à Kyiv pourrait être une nouvelle autonome, comme l’histoire de l’évasion de la prison des Plombs extraite de Histoire de ma vie, de Giacomo Casanova. Son regard est aiguisé, ses formules aiment surprendre (sa langue est « bien vivante », selon Jurgenson, sa traductrice) : un humour très aguerri est à coup sûr à l’origine de ce regard et de ce style.

À propos de Volodymyr Zelensky, traité de clown après son élection : « Dans le cartable de chaque acteur comique, on trouve le manuscrit d’une tragédie où il incarne le rôle principal. » À propos de Poutine : « D’accord, il a le regard fureteur, mais c’est à force de suivre la partition. » Léonid Guirchovitch sait de quoi il parle : il a étudié le violon au conservatoire de Saint-Pétersbourg, à jamais pour lui Leningrad.

Machiavel écrivait encore, dans sa célèbre lettre à Francesco Vettori, dans laquelle il était question de ses habits de lecture : « J’ai noté tout ce qui, dans leurs conversations, m’a semblé important. »