L’Humanité, 25 août 2025, par Sophie Joubert

À la recherche de la langue chimère

Née au Havre dans une famille de six enfants, Nassera Tamer a fait des études de droit et a travaillé comme avocate d’affaires. Aujourd’hui juriste en entreprise, elle raconte sa tentative d’apprendre l’arabe marocain.

Il y a beaucoup de fractures dans Allô la Place, un premier roman où une narratrice double de l’autrice tente de renouer avec le darija marocain, la langue de ses parents. Des fractures sociales, linguistiques, géographiques, la liste serait trop longue pour être énumérée. Nassera Tamer n’écrit pas pour élucider mais plutôt pour réparer, recoller, à l’image de la devise placardée sur la vitrine des taxiphones parisiens : « Réparation, déblocage ». Allô la Place est d’ailleurs le nom d’une de ces échoppes, située place d’Italie, à Paris, où l’on peut aussi bien faire réparer son écran de portable que boire un café ou demander de l’aide pour traduire un document administratif. « Il s’agit aussi de réparer du lien», éclaire l’autrice, rencontrée un matin de juillet dans son quartier du 13e arrondissement.

Mûri pendant deux ans au master de création littéraire de l’université Paris-VIII, le roman est né d’un questionnement ancien : « Je me suis installée à Paris dans le cadre de mes études il y a une vingtaine d’années. C’était une séparation avec le milieu familial, immigré et ouvrier, dans lequel j’ai grandi. Par l’écriture, j’ai réussi à penser le rapport avec la langue de mes parents, que j’avais du mal à appréhender jusque-là. » Elle commence à écrire de petits textes, des poèmes, puis se greffe la thématique des taxiphones, où se rejoignent le global et le local, les communications à l’échelle mondiale et le commerce de proximité. Comme sa narratrice, elle s’inscrit sur Tandem, une application linguistique, et échange régulièrement à distance avec Mer, une jeune Marocaine qui fait des démarches pour partir vivre à Ottawa : « C’était une bonne entrée pour le récit qui permettait d’allier la conversation téléphonique, la langue, le rapport familial. »

« J’ai écrit à partir de l’éloignement géographique et affectif »

En cours de route, le projet change de forme, se resserre : « Je voulais faire un roman avec une narration plus ample, plus élaborée. Puis j’ai pensé faire une enquête très poussée, des entretiens, mais l’écriture ne s’est pas déroulée ainsi. J’ai suivi une pente naturelle qui a abouti à cette forme fragmentée. C’est une manière de tailler des brèches dans nos représentations, notamment de l’immigration, de travailler à la marge, sans surplomb. »

Née au Havre, Nassera Tamer est la dernière d’une fratrie de six. Le père arrive en France en 1968 et travaille dans une verrerie. À la faveur d’une loi sur le re groupement familial, la mère, restée à Casablanca avec les quatre aînés, le rejoint et accouche en France de la sœur aînée de Nassera : « Je suis née huit ans après ma sœur. J’ai écrit à partir de l’éloignement géographique et affectif avec ma famille qui est aussi dû à un décalage générationnel. » Dans la ville haute du Havre, elle grandit presque comme une enfant unique : « Nous vivions dans un quartier populaire, défavorisé mais avec des formes de solidarités. » Certains étés, la famille fait la route en voiture du Havre à Casablanca. Lorsqu’elle entre en seconde, Nassera demande à étudier l’arabe littéral et se heurte à un obstacle révélateur : « Il a fallu que je m’inscrive en italien pour ensuite changer parce que le système ne permettait pas de s’inscrire en arabe. » Mais cet idiome littéraire, académique, officiel, n’est pas celui de ses parents, assimilé à un dialecte parce qu’il est moins codifié : « C’est ce dialecte qui m’échappe en partie. »

Elle démissionne, devient « disparente »

Après le bac, elle obtient une maîtrise de droit à l’université du Havre puis déménage à Paris pour continuer ses études : « C’était à la fois stimulant et violent parce que je n’avais pas les codes. J’évoluais dans un monde très éloigné de mon milieu d’origine : une faculté très réputée, les grandes écoles. Dans ma position, le seul moyen de m’en sortir était d’avoir le maximum de diplômes. Dans le milieu du droit des affaires, j’ai assez vite compris que j’étais perçue différemment. J’ai fait l’effort de changer ma manière de parler, pour être le plus neutre possible. » Au bout de quelques années, elle démissionne de son poste dans un grand cabinet d’avocats, change d’adresse et de numéro, devient « disparente », disparue et transparente : « Ces déchirements dont je parle ont été tels que j’ai souhaité prendre une distance et disparaître un temps. Il y avait sans doute d’autres manières de réagir mais ça a été la mienne, et ça a été le moteur de l’ écriture.» Devenue juriste en entreprise, Nassera Tamer n’est pas allée au bout de sa démarche d’apprentissage du darija, la « langue chimère » avec laquelle elle a appris à composer : « Je le vis moins comme un regret, l’histoire continue de s’écrire. » Comme le roman, elle est toujours en mouvement.