Le Temps, 24 août 2025, par Marco Dogliotti

La colère, un réservoir de souvenirs enfouis

Près de vingt-cinq ans se sont écoulés depuis que Camille de Toledo s’est fait connaître en publiant un réquisitoire contre les siens et son époque. Il se retourne aujourd’hui vers ce jeune homme en révolte dans un récit qui aspire à la réconciliation.

Camille de Toledo a publié son pre­mier livre en 2001 à l’âge de 25 ans, un essai débordant de rage contre son milieu et son temps. Il se retourne aujourd’hui vers le jeune homme qu’il était alors dans Au temps de ma colère, dans lequel l’Histoire et l’intime se tressent pour se répandre en longues boucles hypnotiques, comme des motifs obsédants de musique répétitive. L’écrivain opte pour une forme particulièrement originale, qui met en dialogue de larges extraits du livre de celui qu’il appelle «l’enfant» avec, en italique et en vers libres, la lecture qu’il en fait aujourd’hui. De nombreuses photographies sont insérées dans le corps du texte. Pour mieux prendre ses distances avec « l’enfant », Camille de Toledo ne s’adresse pas directement à lui, ne le tutoie pas, mais en parle à la troisième personne du singulier. Comme s’il était un autre.

Vénération du marché

De quoi était nourrie la colère de l’en­fant ? Il a vécu l’éducation reçue dans les filières d’excellences destinées à former des élites comme une école de la puissance et du cynisme qui a broyé sa joie de vivre. Qu’est-ce qui dans l’époque empêchait de respirer celui qui se définissait comme un « asthma­tique de l’âme » ?

Avant de choisir un nouveau nom et de se convertir au judaïsme, « pour s’arracher à sa généalogie », de quitter Paris pour s’installer à Berlin, Camille de Toledo a commencé par s’appeler Alexis Mital. Il a grandi sous le « sceau des effondrements » : celui du mur de Berlin en 1989, celui des tours jumelles en 2001. Il enrage de voir la génération de ses parents enterrer ses idéaux de révolution, de justice sociale, pour adhérer avec enthousiasme à la fable de la fin de l’histoire popularisée par le politologue américain Francis Fukuyama. La disparition du bloc communiste ouvrait la perspective, assurait-on, d’un monde de paix, de prospérité et de démocratie. Il n’était ques­tion que de cela à table, de la vénération du marché, lorsque sa mère, influente journaliste économique, recevait à la maison ministres et conseillers du gouvernement de François Mit­terrand, convertis au nouveau dogme libéral.

Le parti pris de la douceur

L’enfant, du haut de ses 14 ans en 1989, le pressent bien, que la guerre et les ruines n’auront jamais de fin, qu’» il n’y aura pas de paix / jamais ». Il se passionnera pour les mouvements altermondialistes des années 1990 et les documentera comme journaliste et vidéaste. Il voudrait tenter de résister au mouvement de l’Histoire plutôt que de rêver à sa fin. De produire au contraire des récits capables d’« infinir » le monde, comme le pro­pose avec poésie le livre de 2001, Archimon­dain Jolipunk, car tel était son titre.

La colère s’apaise-t-elle en un quart de siècle ? Rien n’est moins sûr. Si le jeune homme avait de la peine à respirer, Camille de Toledo sent aujourd’hui le sol se dérober sous ses pieds. C’était le sujet de son magni­fique Une Histoire du vertige, paru en 2023, essai qui théorise la nécessité de faire sauter les « envoûtements narratifs » qui empêchent d’appréhender correctement le réel. Aujourd’hui comme hier, il souffre de consta­ter « combien la pensée a du retard / sur ce qui advient ». Face à « l’inventaire des espèces qui meurent, / la carte des mondes détruits, / les terres rendues infertiles, / les corps meurtris de celles et ceux / qui se tuent au travail », sa colère ne fait aujourd’hui que s’amplifier. En revanche, si le jeune homme s’acharnait avec sérieux, et une certaine arrogance, à tenter de faire dévier la flèche du temps, il ne s’attaque plus à ce sur quoi il n’a pas prise. Il a épousé le parti pris de la douceur.

Si le livre de 2001 était celui de la rupture avec la mère, avec la caste qu’elle représentait à ses yeux, le nouveau se veut celui de la récon­ciliation. Dans des pages chargées d’émo­tion, Camille de Toledo évoque sans détour le conflit de loyauté qu’il a vécu entre une mère, aujourd’hui disparue, souvent absente, et la femme qui l’a élevé. Pour que la mère puisse mener librement sa carrière, pour laquelle il éprouve maintenant de l’admiration, il fallait en effet qu’une employée de maison assure l’intendance, s’occupe de la vie matérielle. Dans l’ombre de la « mère-pouvoir », cette femme, surnommée Mazet, était « l’envers de la puissance », la « mère-présente, mère-mai­son ». Il reconnaît aujourd’hui « qu’il écrit, / qu’il a toujours écrit, non du point de vue de sa caste, / mais du point de vue de / MAZET. « Mademoiselle » / « Ma’zelle » / « Mazet ».