Transfuge, septembre 2025, par Lucien d’Azay

Autopsie d’une éruption

Après Partout le feu, son premier roman, Hélène Laurain évoque sans concession le choc de la maternité dans Tambora. Entre Mary Shelley et Sylvia Plath.

Les femmes font l’expérience d’une prodigieuse métamorphose physiologique, digne des mythes qu’Ovide a réunis dans son poème : la grossesse. C’est ce bouleversement traumatique qu’Hélène Laurain approfondit dans son second roman : elle y décrypte, sur son propre corps, les symptômes et les phénomènes propres à la gestation et à l’enfantement, jusqu’à l’inquiétude qui les prolonge à perpétuité. Le bienheureux fardeau de la maternité fait basculer une vie comme une charnière : un parent se distingue d’un être humain sans enfant par son approche du monde, par son rapport au temps et même par sa forma mentis.

La retranscription introspective des affres de la parturiente est une tentative de synthèse du flot de sensations, d’émotions et de pensées en vrac que suscite un tel chamboulement. La prose crue, lucide, brusque, sinon brisée, mais toujours précise, d’Hélène Laurain confine à la poésie dont elle exploite les artifices, du calligramme aux vers libres. Au moyen de listes d’impressions et de fulgurances, elle enregistre les fluctuations de ses états d’âme avec la rigueur d’un sismographe, essorant toute forme de lyrisme et invalidant les stéréotypes. Elle fait l’inventaire des « dépenses » qu’occasionne la naissance d’un enfant, à la faveur d’annotations cliniques, linguistiques, économiques, répertoriant l’évolution de sa progéniture, chacune des phases qui transforment le nourrisson à mesure que se façonnent sa physionomie et son caractère. Étrange épanouissement qui tient parfois du marathon ou du martyre. L’avènement de la maternité s’accompagne de préoccupations plus larges quant à l’avenir des deux filles qu’elle a mises au monde : au souvenir dramatique d’une fausse couche font écho les signes avant-coureurs du cataclysme climatique et de l’effondrement de la société. Tambora, le titre du roman, est le nom d’un volcan indonésien dont l’éruption, en 1815, passe pour la plus violente des temps historiques. N’allons-nous pas assister à une même apocalypse ?

On se gardera de conseiller un récit si implacable, quoique non dépourvu de tendresse, aux femmes enceintes, mais il éveillera en revanche chez les hommes une plus grande empathie pour les vicissitudes erratiques de la gestation humaine. La figure du père, relégué au rôle peu flatteur de simple « accompagnant » au début de ce livre réfractaire à la virilité, s’efface à l’arrière-plan alors que l’écrivaine ne nous épargne aucune des hantises qui « travaillent » une mère pendant sa grossesse, et notamment ses cauchemars. La crainte d’enfanter un monstre a inspiré à Mary Shelley Frankenstein, auquel Hélène Laurain se réfère. Elle cite aussi Sylvia Plath, l’autrice de La Cloche de détresse, qui décrit une dépression d’une manière aussi franche et le sentiment d’être à la merci de circonstances où s’atrophie l’individualité. Aux impérieuses exigences de la nature succède la tyrannie des enfants qui, pour notre bonheur, comme l’observe caustiquement Hélène Laurain, font passer notre existence au second plan.