Le Monde des livres, 28 novembre 2024, par Tiphaine Samoyault


Enfant cachée

Le texte n’avait pas été réédité depuis sa parution chez Galilée en 1994. Il était vite devenu culte pour celles et ceux qui l’avaient lu : ce sont les souvenirs, livrés avec une grande sobriété, d’une enfant cachée à Paris sous l’Occupation. A l’époque, il n’y avait guère que Georges Perec qui, dans W ou le souvenir d’enfance (Denoël, 1975), avait inscrit cette expérience dans la littérature. Depuis, les deux volumes de Sur la scène intérieure, de Marcel Cohen (Gallimard, 2013 et 2023), auxquels Rue Ordener, rue Labat fait beaucoup penser, ont permis que cette histoire, qui est arrivée à beaucoup d’enfants pendant la guerre, s’inscrive durablement dans les mémoires : même façon de passer par les objets pour se raccrocher aux êtres disparus, même méfiance à l’égard de la « littérature », si elle n’est qu’ornementation ou fiction, même manière d’inscrire des faits, de retenir l’émotion.

Composé de vingt-trois courtes « scènes », Sarah Kofman évoque le quotidien d’une famille juive pauvre du 18e arrondissement de Paris, à partir du moment où son père, rabbin à la synagogue de la rue Duc, est « ramassé » par la police, le 15 juillet 1942, détenu à Drancy d’où il enverra une dernière carte, puis déporté à Auschwitz. Les parents sont arrivés en France en 1929 ; ils ne parlent que le yiddish et le polonais. Ils vivent à huit dans un petit appartement de la rue Ordener, où la Gestapo viendra poser les scellés quelques mois après la déportation du père. En attendant, il a fallu cacher les enfants : l’aînée a 12 ans, le dernier 2 ans. Sarah, née en 1934 et troisième de la fratrie, résiste à tous les asiles. Elle refuse de manger, dépérit. Sa mère décide de la garder avec elle à Paris, mais vient un moment où il faut trouver un abri sûr, se cacher. Une« dame de la rue Labat » les accueille provisoirement dans son appartement et ce provisoire dure jusqu’à la fin de la guerre.

Sarah vit alors entre deux « mères », celle qu’elle appelle« maman »et celle qu’elle appelle« mémé » ; un conflit de loyauté s’instaure entre celle qui lui a donné la vie et celle qui l’a sauvée, un clivage entre deux langues et deux cultures, figuré par les deux lieux réels dans lesquels elle a vécu et que sépare la longue rue Marcadet : la rue Ordener, celle de la vie ordinaire, celle d’avant la guerre, et la rue Labat, promesse d’un ailleurs.« À son insu ou non mémé avait réussi ce tour de force : en présence de ma mère, me détacher d’elle. Et aussi du judaïsme. » Elle voudrait sincèrement que cette seconde mère fût sa vraie mère. Cette substitution, qui la protège réellement tant qu’elle est persécutée, la console aussi psychiquement de la disparition de son père et d’autres parmi les siens.

Sarah Kofman s’efforce d’arracher tout ce qu’il pourrait y avoir de trop personnel à ce récit qu’elle a porté en elle toute sa vie – comme le montrent les autres textes en partie autobiographiques rassemblés dans ce volume –, pour lui faire atteindre une grande généralité. La pudeur est un affect qui naît souvent de la douleur la plus vive et elle rend celle-ci d’autant plus poignante et implacable. Il se trouve que Sarah Kofman s’est suicidée quelques mois après avoir publié ce récit. Ce geste a vite fait de transformer sa vie en destin et de l’inscrire dans la lignée de Primo Levi, de Paul Celan, de Jean Améry, qui ont survécu à la Shoah mais pas à la mise en mots de leur ­expérience.

Une œuvre philosophique majeure

Surtout, son suicide a bloqué l’accès à l’œuvre considérable qu’elle avait produite avant d’écrire Rue Ordener, rue Labat. Aujourd’hui connue pour ce seul texte, si tant est qu’elle le soit, elle apparaît comme l’autrice d’une œuvre philosophique occultée quoique majeure. À une époque où les enseignants et les rédacteurs de manuels scolaires cherchent désespérément à mettre en avant des femmes philosophes, n’ayant que Simone Weil et Hannah Arendt à proposer comme modèles, on ferait bien de se pencher de nouveau sur les près de trente essais que Sarah Kofman a consacrés à Nietzsche, à Freud, mais aussi à Platon, à Hoffmann, à Nerval, à Robert Antelme, aux femmes dans la philosophie. Elle y refuse le système et même de donner un nom à la « déconstruction » des systèmes.

Quand elle publie son texte autobiographique dans la collection qu’elle a fondée avec Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe et Jacques Derrida aux éditions Galilée, « La philosophie en effet », elle fait paraître en même temps un essai intitulé Le Mépris des juifs. Nietzsche, les juifs, l’antisémitisme (Galilée, 1994), qui en constitue le pendant spéculatif. La force de sa pensée est pourtant de ne jamais évacuer le sujet du discours philosophique. Selon elle, la parole intime n’invalide pas la généralisation ni le concept, ainsi que l’expriment clairement certains de ses titres : Paroles suffoquées ou Comment s’en sortir ? (Galilée, 1986 et 1983). Aux côtés d’autres philosophes survivants, Vladimir Jankélévitch, Emmanuel Levinas, elle admet que la parole soit affectée, que naisse une éthique de la survie et de la position de témoin.

Espérons que la nouvelle publication de ce livre, enfin accessible à toutes et tous, éditée par Isabelle Ullern, l’une des rares spécialistes de l’œuvre de Sarah Kofman en France aujourd’hui, rouvre son œuvre et sa pensée.