Art Press, novembre 2025, par Félix Gatier

Camille de Toledo, la vie fragile

Avec Au temps de ma colère, Camille de Toledo mêle révolte politique et autobiographie blessée.

De livre en livre, l’œuvre de Camille de Toledo peut se lire comme un vaste texte en expansion, à la croisée de l’intime et du politique, des déterminismes qui opèrent et des bifurcations qui s’élaborent pour s’en soustraire. Il s’agit en effet toujours, dans cette œuvre, de questionner l’héritage familial, son poids, ses tragédies et ses résonances politiques.

Que révèlent nos généalogies d’une certaine histoire politique française ? Le lecteur de cette œuvre est sans doute familier de cette problématique aux ramifications infinies. Dans Thésée, sa vie nouvelle (2020), l’auteur revenait sur le parcours de son père, brillant industriel, pour démontrer les contradictions du système capitaliste. Dans Au temps de ma colère, il s’intéresse à présent à la figure de la mère, journaliste économique influente au Nouvel Observateur dans les années 1980, sous Mitterrand. Le narrateur se souvient des personnalités qui siégeaient à la table de ses parents : Rocard, Fabius, Delors, tous chantres d’un « socialisme de gouvernement » converti à l’économie de marché et dont le jeune homme percevra vite les échecs et les impasses.

Au temps de ma colère constitue ainsi le récit d’une rupture, tôt survenue, de l’auteur, né Alexis Mital, avec son milieu bourgeois, cette « caste » au pouvoir ayant prêché les vertus du marché et renoncé au socialisme effectif après le « tournant de la rigueur » en 1983 et la chute du mur de Berlin en 1989. Le livre s’appuie sur un dispositif d’écriture singulier permettant au narrateur d’élaborer l’archéologie, l’histoire de sa révolte contre cette gauche convertie au capitalisme à la fin du vingtième siècle. En effet, Camille de Toledo s’appuie ici sur son premier livre, Archimondain jolipunk (2002), qui développait une charge contre son milieu et, plus généralement, contre le capitalisme tardif qui commençait à se développer et à se fluidifier.

Palimpseste

Au temps de ma colère repose ainsi sur l’alternance d’un texte de jeunesse, première tentative de formulation d’un discours critique global, écrit à vingt-cinq ans, reproduit en caractères droits, et la glose, le commentaire qu’il en tire aujourd’hui, en italique. On pourrait, certes, y voir une forme de narcissisme, mais là n’est pas l’enjeu. Cette imbrication d’un texte premier, où s’origine la révolte politique, et de son commentaire rétrospectif permet surtout à l’auteur d’élaborer, à rebours du discours d’alors sur la « Fin de l’Histoire » et le triomphe de la démocratie libérale, « une autre histoire de la fin du siècle ». À travers le montage du texte et des images et l’alternance de prose et de vers libres constellant l’espace de la page, le livre inventorie les promesses irréalisées d’un futur qui s’élaborèrent ici et là, au détour d’un fanzine conçu avec des camarades, ou à Gênes, Seattle, Hambourg, Porto Allegre, lors des forums et des rassemblements organisés par le mouvement altermondialiste, « réponse profonde, existentielle à la fatalité historique » que l’auteur, alors journaliste, documenta avec sa caméra.

Il est, en effet, intéressant de voir, comment, dans cette œuvre, le geste autobiographique, à travers son dépliage du temps, opère comme le déclencheur d’un discours politique. La thèse sur l’Histoire (pour parler comme Walter Benjamin), ici défendue, serait que la chute du mur de Berlin, en 1989, constitua, à rebours d’un certain discours optimiste, « l’Aurore d’une Grande Réaction » marquant le triomphe de l’idéologie libérale et la négation des mouvements protestataires de la fin du siècle : « Eux, les socialistes d’hier, les révoltés d’hier ; qui ne voient plus ce qui se trame : qui ne veulent pas reconnaître aux causes émergentes une dignité historique ; […] ils refusent de reconnaître qu’il y a, dans les cortèges des années 1990, des raisons légitimes : en fait, ils ne voient rien, ou pire, ils s’emploient à faire taire ce qui peut advenir ; ils trouvent plus d’urgence à étaler leurs regrets, leurs fiertés […] alors qu’aux quatre coins du présent, des campagnes de l’Inde aux paysans du Brésil, des Indiens du Chiapas aux contre-sommets de Seattle, de Gênes, on se soulève. » De livre en livre, on mesure comme l’auteur s’ingénie à « imaginer une archive des espoirs » demeurés à l’état de promesse et proposant une autre « flèche du temps » pour les corps et les esprits.

Œuvre frontalement politique, le livre est aussi celui où l’auteur évoque pour la première fois, aussi explicitement, son handicap, cette fêlure à la colonne vertébrale, survenue suite un accident de jeunesse à la montagne. À l’instar de Marie Darrieussecq racontant ses tentatives pour remédier à ses insomnies dans Pas dormir (2021), Camille de Toledo évoque sa posologie expérimentale, son attrait pour les psychédéliques, « expansions possibles de la conscience par l’usage des psychotropes », et ses prises d’ayahuasca, fameuse préparation hallucinogène amérindienne, pour calmer ses douleurs. Tout à la fois discours de révolte, exercice d’exécration et élégie politique, Au temps de ma colère est aussi le texte, écrit depuis le corps abîmé, sur « la vie fragile » des humains et des non-humains que le capital broie, et qui pourtant s’échinent à inventer d’autres formes d’existence.