Le Matricule des anges, octobre 2025, par Jérôme Delclos
La vie selon Marcel.le
Emmanuel Venet livre un bilan alarmant de l’institution psychiatrique, et des miscellanées glanées sur le terrain. Féroce, tendre et drôle.
De l’humour et une ironie « tendre-amère », dit d’Emmanuel Venet sa page Wikipédia. Pour l’amertume, on lira son Retour chez les fous, et pour l’humour tendre Schizogrammes et autres textes, réédition en un volume de trois textes parus chez La Fosse aux ours entre 2017 et 2022. Il est heureux que Verdier sorte ensemble ces deux livres qui attestent, chacun à sa manière, que Venet n’a jamais dissocié son travail d’écrivain de son métier de psychiatre. Schizogrammes trouve son origine dans L’affaire Werfung, un fanzine commis dans les années 1990 par un « quatuor de psychistes » lyonnais, dont Venet. S’y inventait un personnage, au masculin « Marcel », au féminin « Marcelle », un nom générique pour les patient.es du Vinatier ou de l’Hôpital Saint-Jean de Dieu, on les retrouve dans Schizogrammes. Dans ce recueil, les 367 « Observations en trois lignes » (clin d’œil à Félix Fénéon) obéissent à la même intention de donner à voir et à entendre les malades mentaux. Et à leur rendre hommage : « Je leur dois des leçons de vie, et leur en exprime ici ma reconnaissance ». Inédit, l’essai Retour chez les fous sous-titré « Cent ans après Albert Londres » s’inscrit quant à lui dans la ligne dénonciatrice de Chez les fous, une enquête sur la condition asilaire publiée par Albin Michel en 1925 à partir d’une série d’articles du grand reporter.
En préambule de Schizogrammes, Venet souligne la liberté de parole que lui donne désormais sa condition de médecin retraité. Retour chez les fous témoigne aussi de cette liberté toute neuve. Ce pourrait être, disons, un rapport sur la santé mentale en contexte ultralibéral rédigé par un Inspecteur général de l’administration mais très énervé. « En pratique, aujourd’hui, le monde du soin psychiatrique se divise en deux blocs très différents : une constellation d’établissements privés réservés à une patientèle solvable et insérée, obéissant à une logique de rentabilité voire, ici ou là, de pure financiarisation ; et un service public de plus en plus asservi à une logique sécuritaire. »
Depuis 2008 sous Sarkozy, montre Venet chiffres à l’appui, un « virage sécuritaire » a été pris avec « une inquiétante efflorescence de structures de soins disciplinaires », Et ce quand dans le même temps, le nombre de lits d’hospitalisation diminuait de 60 %. « Ainsi se profile une lente régression vers les pratiques d’internement du dix-neuvième siècle. » Dans ce contexte aggravé par la crise du Covid (les consultations à distance), les professionnels sont mis à rude épreuve, et Venet ne ménage pas l’admiration qu’il porte à ses confrères et aux soignants, noyés sous les tâches administratives, le numérique, les mails. Les bilans dans les « centres experts », dont « l’objectif sous-jacent et implicite vise moins à soigner les patients qua recueillir des données » jouent un rôle idéologique fort : ils ont « moins vocation à améliorer qu’à transformer les soins psychiatriques en imposant l’hégémonie d’une “psychiatrie de précision” » servie par la mode des neurosciences et par « la religion du diagnostic rapide » qu’a entraîné le DSM (« Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders »), importé des USA.
Pour se consoler de ce bilan bien sombre, on se plongera dans tes tribulations mi-loufoques, mi-graves, de « Marcel » et « Marcelle » ou dans les Observations en trois lignes de la foule des « X » dont l’auteur a consigné telle manie, telle anecdote, tel bon mot (« Si je vous dis à quoi je pense, vous allez me prendre pour un fou »). On y suit une légion d’hurluberlus, on rit mais l’on est troublé. « Armelle X. tue des animaux, dissèque leurs cadavres pour découvrir le siège de l’âme, puis essaye de les ressusciter par des formules magiques. Jusqu’à présent ça a toujours raté, mais elle ne perd pas espoir. » Beaucoup sont philosophes, comme Alexandre Y. qui ne sort pas sans sa machette en bandoulière : « sans cette arme, il aurait peur de se montrer violent ». Ça donne à penser. Mais Kafka n’est jamais loin. Ou Marcel… Aymé : » Il y a un mois, Sarah X. a garé sa mobylette rue Bleuler, et ne là pas retrouvée : preuve que sa mobylette est devenue transparente. Depuis, elle espère devenir elle aussi transparente, pour pouvoir commettre des délits impunément ».