Le Matricule des anges, octobre 2025, par Thierry Guichard

Transfuge à rebours

En questionnant l’enfant qu’il fut lorsqu’il écrivit son premier livre, Camille de Toledo retrouve une colère à laquelle il ajoute beaucoup de douceur. Pour aiguiser la pensée.

En 2002 paraissait le premier livre signé Camille de Toledo. Archimondain, jolipunk (Calmann-Lévy) était un essai sous-titré Confessions d’un jeune homme à contretemps. Près d’un quart de siècle plus tard, l’écrivain revient sur ce qui le conduisit à écrire ce livre. Il lit et annote les textes de ses carnets, s’interroge autant sur l’enfant qu’il fut que sur le siècle sur lequel son essai jetait un linceul. Et plus particulièrement sur les années commencées par la chute du mur de Berlin et achevées avec l’attentat contre les tours jumelles de New York. Si le titre Archimondain, jolipunk n’est jamais cité dans Au Temps de ma colère, c’est peut-être pour marquer une rupture entre le gamin qui l’écrivit à 25 ans (Alexis Mital, de son vrai nom, est né en 1975) et l’homme qu’il est devenu aujourd’hui. Ou parce que cet essai fut accueilli en son temps comme le livre fondateur d’une génération, au grand dam de son auteur. Pour autant, le regard que le quinquagénaire porte sur son enfance, sur cette colère à l’origine de l’écriture, reste empreint de tendresse. Et finalement, on a le sentiment que le temps de sa colère, heureusement, n’est pas fini. Et plus encore, qu’Au temps de ma colère constitue une formidable résurrection d’Archimondain, jolipunk dans lequel l’écrivain instaurait le procès d’un socialisme de marché, d’une récupération par le capitalisme de tout ce qui l’a combattu et démolissait avec l’énergie d’un joyeux désespoir la théorie de la fin de l’Histoire qui était aussi l’écriture de la fin des espérances.

Au temps de ma colère cite donc de larges extraits d’Archimondain… et propose, en italiques, les commentaires que la relecture provoque chez son auteur. Ce va-et-vient entre le « il » de 2002 et le « je » d’aujourd’hui, est passionnant. Il met en lumière ce qui est né du siècle précédent et rappelle à nous des luttes que la précipitation des images d’actualité a versées dans les oubliettes de la mémoire collective. À I ‘opposé de la manière avec laquelle les années gauchistes et Mai 68 sont entrées dans l’Histoire nationale, l’altermondialisme de Porto Alegre, où, jeune reporter, l’auteur rencontre Naomi Klein, de Gênes, où il va interviewer le père de Carlo Giuliani abattu par les carabiniers italiens, semble s’être évanoui dans la représentation globalisée et standardisée du monde. Aiguillon pour la pensée, ce livre-là, pétillant d’intelligence, apporte aussi un air à nouveau frais (preuve qu’à l’instar de l’auteur lui-même, on est nombreux à mal respirer notre époque). Cet air qui circule dans ces pages, peut-être vient-il d’une forme de réparation, voire de pardon. L’écrivain, on l’a dit, s’est choisi un pseudo pour échapper à sa généalogie : sa mère, rédactrice en chef du Nouvel Obs est la fille du PDG d’un des plus grands groupes industriels français. La maison familiale reçoit à table les figures de la gauche de Rocard ou Delors à Mitterrand et les « Flatteurs / Attali, Mine / des hommes qui parlaient des affaires du monde / comme s’ils avaient prise sur lui : “Puisque ce désordre nous dépasse / feignons d’en être les organisateurs” ». L’enfant décide donc de rompre avec cette « hypercaste », cette classe à laquelle il appartient : il change de nom « pour rompre avec sa caste / il pense / trahir mais vers le bas ». Faire en quelque sorte le chemin inverse du transfuge.

Aujourd’hui, écrit le quinquagénaire, « je n’ai plus de certitude, / plus la même force, plus la même rage / je cherche la douceur, partout, la douceur / pour m’en sortir ». Et tout le livre baigne dans cette douceur, cette attention délicate portée à l’enfant qu’il fut et qui fut aussi l’enfant de Mazet, son « autre mère », femme du peuple qui l’éleva, lui donna son temps et son affection et pour laquelle finalement son engagement porte le sceau de la plus grande fidélité. Le souffle d’air vient de là, non d’une porte que l’enfant de 25 ans crut claquer au nez de sa famille, mais d’une porte laissée ouverte entre l’éducation bourgeoise et l’amour maternel, entre les rêves d’hier et les combats d’aujourd’hui, entre Alexis et Camille, entre l’enfant qu’il fut et les enfants dont il est le père.