L’Écho, 23 octobre 2025, par Sophie Creuz
Ce qui a eu lieu, ce qui n’a jamais été
Pour avoir dénoncé « l’opération spéciale » en Ukraine, Maxime Ossipov, médecin connu de tous dans sa ville, a dû s’exiler en quelques jours. Il enseigne désormais la littérature russe à Leyde.
Dans une nouvelle de ce recueil intitulé Luxemburg, un professeur de littérature connait le même sort. « Il n’a fait qu’agir en homme civilisé et courtois, or qu’est-ce qu’un homme civilisé et courtois face à l’histoire, à l’éternité ? », se demande celui qui annonce à ses étudiants, « jeunes gens, aujourd’hui, nous allons apprendre le latin. Quant au grec, vous l’étudierez quand votre prof sera sorti de taule ».
Un sort que bien d’autres ont connu, comme « s’il en avait toujours été ainsi » en Russie et que les époques se chevauchaient, mélangeant les camps et les départs forcés sans espoir de retour.
Maxime Ossipov a quitté Taroussa où son arrière-grand-père avait lui-même été relégué, à sa sortie du goulag. « Votre problème, dit une étrangère, c’est que chez vous, aucune époque ne s’achève vraiment. »
Loin des grandes orgues de l’histoire, le registre de Maxime Ossipov est celui d’une musique de chambre, par l’atmosphère et la texture, par son sens du phrasé ample, la souplesse de ses enchaînements, et par ces notes d’humour. D’un mot, remonte la nostalgie pour cette « sotte jeunesse soviétique et ses divertissements monotones ».
Souvent médecin, le narrateur soigne, pour lui-même, « les vives émotions positives que j’ai connues autrefois […] qui continuent de conforter mon existence présente, comme tout sentiment vrai, même déraisonnable ». Ce déraisonnable, par des anecdotes parlantes, renvoie à Dostoïevski, qui passe la tête, parmi d’autres grands auteurs, auxquels Ossipov emprunte une description de paysage ou une attitude face à la vie.
Il s’en dégage un charme tout particulier, né d’une écoute profonde, (celle du médecin ?), une lucidité nonchalante, teintée d’ironie, et d’élégance civilisée et courtoise, là encore, face à un quotidien régit par des fonctionnaires abrutis, eux-mêmes terrifiés par leur hiérarchie, guère plus compétente. Pourtant, jeunes et vieux gardent la nostalgie du pays du passé, celui qui s’intéressait à eux, mais qui jamais ne fut, sauf dans le récit national.
Indulgence et mordant
Maxime Ossipov a la main pour ces portraits croqués sur le vif, pleins d’indulgence pour la crédulité, et de mordant pour l’absurdité des priorités ; une « grandiose maison des écrivains », alors qu’on les censure, une monumentale statue d’un conseiller d’État « à la mine un peu fate » posée dans la cour d’un hôpital qui manque de tout et licencie ses aides-soignantes pour ne pas les payer et arranger les statistiques sur les bas-salaires. Air qui ne se joue pas que sur une balalaïka, celui-là.
Où fuir cette morosité, se demande Sacha ? Il croit trouver son paradis à Luxemburg, bourgade boueuse du nom de la révolutionnaire polonaise, où viendra son amour, il l’espère, tout près de la tombe de sa vieille mère. Morte par sa faute lui a-t-elle dit. À cent ans tout de même… À sa mémoire, il plante un rosier, qui sera volé, et une stèle, aussitôt souillée de merde et d’inscriptions antisémites, mal orthographiées, double offense. « Qui sont ces gens au milieu de qui je vis ? »
Vie et littérature s’entremêlent dans ces pages pour donner l’épaisseur de cet ordinaire, ni plus grand ni plus petit que la vérité du moment. Incrédulité devant la grossièreté et la brutalité, compréhension navrée pour la docile soumission à la médiocrité et à l’arbitraire d’un État, qui use jusqu’à la corde la fibre patriotique.