Le 1, 22 octobre 2025, conversation avec Patrice Trapier
Les pièges de l’âme russe
Luba Jurgenson, écrivaine, traductrice, professeure d’études slaves à Sorbonne Université, codirectrice de la collection « Poustiaki » des éditions Verdier et vice-présidente de Mémorial France, elle est née à Moscou dans une famille d’origine estonienne et vit en France depuis 1975, année de ses seize ans. Elle a notamment publié Quand nous nous sommes réveillés. Nuit du 24 février 2022 : invasion de l’Ukraine (Verdier, 2023).
De longue date, la France et la Russie ont été liées par une amitié culturelle et artistique. Les grands auteurs russes, Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov, les compositeurs, les ballets russes du début du dix-neuvième siècle ont toujours fasciné les Français. Au vingtième siècle en Russie, la classe cultivée parlait parfois mieux le français que sa propre langue. Depuis, la culture anglo-saxonne a certes pris sa revanche, mais cette relation franco-russe persiste, elle est même le vecteur d’une instrumentalisation politique. C’était déjà le cas à l’époque stalinienne : étaient alors visés les intellectuels de gauche français. Aujourd’hui, c’est en premier lieu l’extrême droite qui est sollicitée par cette exaltation d’une culture russe éternelle qui permettrait de dépasser les contingences politiques. Le message est clair : ce n’est pas parce qu’il y a la guerre avec l’Ukraine qu’il faudrait renoncer à cet amour de la culture russe. L’un des clichés qui courent sur la Russie, c’est l’existence· d’une « âme russe ».
Dès qu’on parle de culture russe, il est rare d’y échapper. Cette idée que chaque pays posséderait un esprit propre a été construite en réaction au cosmopolitisme des Lumières. L’âme d’un peuple reposerait sur un ensemble de facteurs, la langue, le sol, le sang, le paysage, le climat. Le concept a nourri en Russie l’idée slavophile d’une voie russe différente de celle des autres peuples européens. On ne saurait comprendre la Russie rationnellement puisqu’elle serait une entité mystique opposée à un Occident décadent. Cette « âme russe » ferait du Russe un être à part, incompris, mélancolique et génialissime.
À Paris, de nombreux lieux à la solde de Moscou colportent ces manipulations idéologiques recouvertes d’un vernis culturel. Je reçois des annonces de manifestations culturelles qui toutes proposent des formules d’adhésion. Je pense à la Maison russe des sciences et de la culture, hébergée au 61 rue Boissière, où se trouvait jusqu’en 1992 la fameuse association France-URSS qui a rassemblé de très nombreuses personnalités de la gauche française. Il y a aussi des publications en apparence tout à fait innocentes, comme L’Observateur russe à Paris, qui, sous couvert de relater les petits événements de la mode, des expositions ou de la cuisine française, relaie de façon subliminale les messages de la propagande poutinienne. Et je ne parle pas d’éditeurs comme Fayard, qui publie à la fois Jordan Bardella et Xenia Fedorova, ancienne patronne de Russia Today France [ou RT, chaîne lancée en 2006 et interdite en 2022], dont le livre est un brûlot sur l’absence de liberté de parole en France. L’Église orthodoxe est aussi un vecteur d’influence de la politique poutinienne à l’étranger. La cathédrale de la Sainte-Trinité, érigée tout près du Quai d’Orsay, abrite un centre spirituel et culturel qui a organisé en 2023 un salon du livre russe. Je connais des personnes qui s’y sont rendues en toute innocence et m’ont dit que certaines de mes traductions y étaient présentes, croyant me faire plaisir. Il faut regarder de près qui organise ces manifestations, beaucoup d’entre elles sont financées par Le Monde russe, cette fondation créée par le Kremlin à des fins de propagande. Je me surprends depuis quelques années à retrouver mes réflexes de l’époque soviétique. Je ne parle plus spontanément à des Russes que je ne connais pas. Pendant les années de la Perestroïka et les années Eltsine, nous avons vécu sans menaces. Après la prise de pouvoir de Poutine, on a commencé à rencontrer des individus un peu bizarres dans des colloques scientifiques ou des événements culturels. En général des Russes, mais cela pouvait être aussi des Français. À la même période est apparu à Paris l’Institut de la démocratie et de la coopération, situé rue de Varenne, tout près de l’hôtel de Matignon – c’est dire l’importance de son financement. Cet institut était dirigé par une ancienne conseillère de Poutine, Natalia Narotchnitskaïa, qui s’est fixé pour but de repérer les manquements à la démocratie dans les pays occidentaux. Cette pseudo-historienne a publié un livre qui explique que l’Occident décadent et hostile a minimisé le rôle de l’Union soviétique dans la victoire sur le nazisme, diffusant déjà à l’époque en France le fameux discours de la Grande Guerre patriotique, socle de l’idéologie poutinienne. L’Europe et les États-Unis auraient attisé les attitudes antirusses de l’« étranger proche » – les pays baltes, l’Ukraine, la Géorgie -, privant la Russie du fruit de la victoire et, partant, de sa place légitime au sein des nations. Ce discours nationaliste et anti-occidental est perpétré par une femme qui s’est illustrée en prônant les valeurs spirituelles et familiales de la Grande Russie. Chaque 8 juillet, le Centre spirituel et culturel orthodoxe de Paris organise une journée de la famille, de l’amour et de la fidélité. Des familles exemplaires sont alors récompensées, russes ou françaises, des couples qui ont cinquante ans de vie commune, qui ont élevé de nombreux enfants dans les bonnes traditions. Il faut se souvenir que la loi qui dépénalisait les violences domestiques avait été votée en 2015 à la Douma russe par une écrasante majorité d’hommes mais aussi de femmes. Toutes ces évolutions ont un seul but : invisibiliser et criminaliser tous ceux qui n’adhèrent pas au modèle conservateur et nationaliste poutinien en Russie. Mais aussi diviser, affaiblir et endormir partout ailleurs et en particulier en France. Une guerre idéologique dont nous n’avons pas toujours conscience.