Le Matricule des anges, mai 2025, par Richard Blin

Un cri dans les oreilles du monde

Entre psaumes et épopée, et en un expressionnisme violent et particulièrement amer, les poèmes de Benjamin Fondane témoignent de la condition misérable de l’émigrant.

Pathétique traversée du monde que la vie de celui qui naquit sous le nom de Benjamin Wechsler en 1898, en Roumanie, devint Benjamin Fondane quand il s’installa en France, en 1923, par amour de la littérature française, et mourut assassiné dans la chambre à gaz du camp d’Auschwitz-Birkenau en octobre 1944. Essayiste, dramaturge, cinéaste, il est d’abord l’un des grands poètes que la Roumanie a donnés à la langue française. Il mena avec le philosophe russe Léon Chestov, comme lui exilé à Paris, un combat contre les diktats de la raison tant le réel qu’elle façonne leur apparaissait parfaitement illusoire face à la réalité vécue. Défendant une pensée existentielle – elle commence là où se termine la pensée rationnelle, là où surgit le désespoir devant le mal –, il ne se résignera jamais à la réalité telle qu’elle est. Prônant une liberté qui ne consiste pas dans la possibilité de choisir entre le bien et le mal, mais dans la force et le pouvoir de ne pas admettre le mal, il conçoit la poésie comme une forme absolue de connaissance et d’expérience de la réalité. Le Mal des fantômes, un titre collectif, réunit les cinq livres de poèmes qu’il a écrits en français.

Le recueil s’ouvre avec Ulysse, un poème né de la douleur, du deuil et d’un voyage en lui-même se superposant à un voyage bien réel, en Argentine, sur l’invitation de Victoria Ocampo. D’individuelle la navigation devient vite collective, prise en charge qu’elle est par ce nouvel Ulysse qu’est Fondane, une figure dans laquelle se noue son destin d’homme, de poète et de juif. Renouant avec l’épique à travers l’aventure du voyage existentiel ou de l’odyssée humaine, ce poème évoque, dans des vers d’un réalisme crucifiant, les aspects sordides et dérisoires de l’exil, Conséquence de l’émigration ou du bannissement. Le poème mime la recherche infinie du lieud’un impossible refuge, la mise en mouvement vers une solution qui n’existe pas. S’adressant aux fantômes de tous ceux qui ont fait la traversée, et à ceux qui l’accompagnent – « Où allez-vous mes frères ! / Maquignons, rebouteux, marchands de vin, forains, fripiers, diamantaires, les pogroms de l’Ukraine vous ont chassés des villes, […], vous n’arrivez jamais et vous partez toujours » –, Fondane crie sa souffrance et sa soif. « J’ai tant de vie en moi qui voudrait sourdre, tant de moulins à vent qui voudraient moudre ». Avec quelque chose d’abrupt, qui épouse le mouvement marin et le hasardeux d’une navigation assumant le risque du naufrage, c’est le sens du trajet humain et celui de sa propre vie que questionne Fondane.

Le Mal des fantômes, le poème éponyme, regroupe 23 tableaux constituant un tout en forme de spirale sans fin sur le thème de l’émigrant à travers l’Histoire. Un poème où parle, nous dit Fondane dans la préface, « quelque chose de plus puissant que moi », qui le force à exprimer « la confusion d’un esprit que hantent, pêle-mêle, des vœux, des présages, des superstitions, des calembours, des ténèbres et des essences ». Une voix qui fait rimer « seuls », « Des tas. Des tas de SEULS ! », avec « linceuls » ; qui dit la condition de celui qui fait l’épreuve qu’il n’y a pas ici-bas de port possible ; qui déplore « le cœur captif, le mal de ce fantôme / Las de toujours renaître, pour périr ». Une image désastreuse et catastrophique du monde que l’on retrouve dans Titanic, véritable métaphore de la destruction universelle, et dans L’exode.

« Qu’est-ce donc que /l’Exode ? / Si ce n’est pas vraiment une chose éternelle / qu’est-ce donc ? » Symbole absolu de l’errance migratoire, L’exode dit l’angoisse d’exister sous une menace perpétuelle, et ce au fil d’une poésie visionnaire – « J’ai vu les nuages venir le sang était plein de nuages / il y en avait dans les yeux / et sur la nappe où I’ on mange… » – laissant le poète « meurtri aux clous vivants de tout ce qui existe ».

Dans le dernier recueil, Au temps du poème, inachevé, Fondane évoque le monde ancien, « ces heures à côté du temps / que je sais encore là, douces et immobiles », « ces choses anciennes dont on ne parle plus / quelques-unes d’hier et d’autres / jetées dans les égouts avec les vieux mégots ». C’est dans cette recréation sur le mode mémoriel du pays et des êtres perdus qu’est le mal des fantômes. Œuvre d’un irrésigné en colère, la poésie de Fondane, consubstantielle à lui-même et à sa vie, conjugue la révolte au goût de vivre et au sens de la mort en une beauté panique qui ne peut qu’émouvoir.