Le Monde des livres, 6 novembre 2025, par Elena Balzamo
Maxime Ossipov ausculte l’âme russe
Luxemburg, magnifique, sinon optimiste, recueil de nouvelles de l’écrivain-médecin, aujourd’hui en exil.
Anton Tchekhov (1860-1904), Vikenti Veressaïev (1867-1945), Mikhaïl Boulgakov (1891-1940), Vassili Axionov (1932-2009) … Est-ce un hasard si tant d’écrivains russes de premier ordre ont commencé leur vie professionnelle comme médecin et sont progressivement passés de l’observation des corps à celle des âmes ? Maxime Ossipov appartient lui aussi à cette lignée. Né en 1963, originaire de Moscou, ce cardiologue exerçait dans une ville de province, à Taroussa. Mais, s’étant prononcé contre l’« opération spéciale », il dut, de peur d’être arrêté, quitter précipitamment sa maison, son service hospitalier, ses patients et finalement son pays en février 2022, au début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par l’armée russe.
Les récits qui composent ce nouveau livre, le quatrième traduit en français après Ma province, Histoire d’un médecin russe et Après l’éternité (Verdier 2011, 2014 et 2018), se nourrissent de son expérience d’avant l’exil. Différents quant à leur composition et aux thèmes explorés, tous mettent en scène des personnages croqués d’après des modèles réels, le métier de médecin mettant l’écrivain en contact avec une faune humaine aussi abondante que variée. En témoigne « Les Enfants de Canköy », le premier texte du recueil, la chronique d’une ville de province vue par un alter ego de l’auteur qui enchaîne les anecdotes tragicomiques. Une histoire qui peut se lire comme un véritable kaléidoscope des rapports humains dans une société russe en miniature.
Ossipov procède tel un praticien qui, à force de légères auscultations, chercherait à se faire une idée de l’état du patient Russie. Derrière chaque anecdote, on discerne une préoccupation éthique qui en fait presque une parabole. Une seule trahison, comme celle du protagoniste de Jusque tant que, peut-elle barrer toute une vie respectable et digne ? Et, au contraire, une bonne action, celle du personnage de De grandes perspectives, peut-elle racheter une existence vouée à la violence et au crime ? Les deux imbéciles qui profanent une tombe dans Luxemburg sont certes des malfrats, mais aussi, Maxime Ossipov en semble persuadé, des victimes.
Dans son désir de poser un diagnostic, l’auteur ne cesse de se demander où est l’origine des tares de la société russe en général et de celles des individus en particulier.
Pour l’écrivain, il ne s’agit pas uniquement du traumatisme postsoviétique causé par le chaos consécutif à l’effondrement de l’URSS ; les racines des comportements vicieux de ses personnages et de leur mal-être sont à ses yeux plus anciennes et beaucoup plus profondes : c’est toute l’histoire de leur pays qui les a façonnées. Dans son pessimisme, Ossipov rejoint un autre médecin désabusé, l’auteur des Trois sœurs et de La Cerisaie, et ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle parfois « le nouveau Tchekhov ». Mais, comme chez ce dernier, la noirceur des récits s’éclaire de quelques étincelles de bonté et de noblesse d’âme, qui toutefois ne peuvent dissiper les ténèbres.
« Aujourd’hui encore, les deux forces principales en Russie sont le monde de la police secrète et le monde criminel. Tandis que “nous”, les hommes de bonne volonté, n’existons toujours pas en tant que force collective », résumait-il en 2023, dans une interview à Radio Free Europe/Radio Liberty. Un diagnostic accablant que vient une fois de plus confirmer cet élégant recueil.