Le Monde des livres, 16 octobre 2025, par Juliette Einhorn
Camille de Toledo, haut en colère
Dans Au temps de ma colère, un roman à la croisée de l’essai poétique et de l’album photo collectif, le romancier exhume un texte écrit à 25 ans et remonte aux sources de son indignation
Au temps de ma colère se place dans le droit fil de Thésée, sa ville nouvelle (Verdier, 2020), où Camille de Toledo déchiffrait, dans la chute du mur de Berlin, la marche politique du monde et la psychogénéalogie, les causes indirectes de la mort de son frère. La métaphysique intime scintillante qui fait le sel de sa démarche est ici recentrée sur lui-même : pour enquêter sur les causes de sa tristesse, remonter aux sources de son indignation, il en diagnostique la texture composite, rythmée par une temporalité nouée.
C’est d’une époque à la fois personnelle et historique, qui lui pose « des problèmes respiratoires », qu’il se fait l’archéologue, dans une biographie subjective panoramique qui confronte l’écriture à la photo, le romain à l’italique, les failles du présent aux blessures du passé. Le roman se fait chronique d’une chronique : l’écrivain d’aujourd’hui, né au milieu des années 1970, se ressaisit d’un texte écrit à 25 ans : il s’y frayait un chemin dans les décombres de la « fin de l’Histoire » – la chute du communisme, en 1989, à l’issue de laquelle, déplore-t-il, une « idéologie de la résignation » s’est substituée à la lutte des classes.
Une généalogie géante
Pour tracer une autre « flèche du temps », il met au point un dispositif entêtant, tout à la fois essai poétique, roman-collage et album photo collectif qui met la littérature sens dessus dessous. Il y a quelque chose du tract, de l’incantation dans cette chanson narrative qui met en regard refrains lyriques et slogans sociaux pour capter ce qui travaille à rebours de son texte de jeunesse, mesurer écarts, ruptures et continuums : à l’image de cette « époque entrelacée » dont il se faisait le chroniqueur, entre une sensation d’enfermement laissée par ce « nouvel évangile » qu’est l’« internationalisme du capital » et les soulèvements populaires des années 1990 (Davos, Porto Alegre, etc.) qu’il documentait en tant que journaliste d’images pour une agence de presse, il tresse un point de vue glissant qui nous fait toucher du doigt le grain fragile, mais chargé encore de possibles, de nos vies enrouées.
Pour relier le suicide, un 30 novembre, de son arrière-grand-père prénommé Camille (nom choisi par l’écrivain pour recouvrir son vrai prénom, Alexis) à celui de son frère, Camille de Toledo passe par celui de Guy Debord, le 30 novembre 1994 : il trace une ligne de vie, un écho signifiant d’un point à l’autre de son histoire en ouvrant l’arbre familial à une généalogie géante, inscrivant le tragique individuel dans le destin commun des hommes. Dans l’autre sens, celui de Guy Debord, ou de Kurt Cobain la même année, se retrouvent englobés dans un vaste réseau, en partage.
L’archive des espoirs
Il se noue, entre la première personne du texte en romain, de nos jours, et l’italique des strophes à la troisième personne, consacrées à l’enfant qu’il était, à ce récit ancien qui se dressait contre l’idée que la révolte est une forme dépassée, un lien équivalent à celui qui sinue entre le texte et les photos en noir et blanc. Ce qui fait lien fait en même temps rupture ; l’archive des espoirs que l’écrivain engrange en documentariste des pulsions est aussi le chant d’une déchirure, au carrefour entre la rage et le désespoir : sa colère de jeune homme est celle d’un enfant délaissé par sa mère, journaliste économique au Nouvel Observateur, qui interviewait les chantres de ce nouveau « socialisme de marché », mais aussi celle de sa génération « contre une caste paradoxale qui se pensait de gauche ».
Quel autre horizon, pour lui et la jeunesse de son temps, que des questions comme « Peut-on être coupable d’être né ? » ou « Faut-il se suicider ?». Le ressac de l’écriture nous fait passer, dans le même couloir, de l’histoire de tous à l’enfance du narrateur, sur les genoux de Michel Rocard, d’une photo de sa mère devant les fragments du mur de Berlin à une autre de sa colonne vertébrale désaxée par une chute en montagne. Le livre se lit aussi comme un « contre-livre de la mère » – elle faisait le portrait des grands patrons et des ministres, lui des altermondialistes, se dressant contre un mésusage de la mémoire du vingtième siècle, muée par les élites en « force de l’ordre » : le devoir de mémoire est selon lui devenu un « pouvoir de mémoire », s’évaporant dans des « nuées abstraites », sous le diktat des équations financières de centres et de contrôles invisibles.
Rouvrant un horizon obscurci, cette mise à nu absolue de la littérature rend possible de nouveau un grand récit où écrire « une autre histoire de l’avenir ». Où tout « infinir » – la langue et le sens, l’espoir et le désir.