Libération, 6 novembre 1998, par Christian Tortel (rédacteur en chef adjoint de RFO Nouvelle-Calédonie)
Kanaks au zoo
La sortie du livre de Didier Daeninckx, Cannibale (éditions Verdier), retrace un épisode de l’histoire de la Nouvelle-Calédonie. En 1931, cent onze Kanaks sont exhibés comme « cannibales authentiques » à l’Exposition coloniale de Paris. Plusieurs centaines d’« ambassadeurs » des colonies africaines et asiatiques font le voyage. L’Empire français est à son apogée. Pour les Calédoniens, ce sera le voyage de la honte. Les uns seront échangés contre des crocodiles d’un zoo de Francfort, les autres resteront au jardin d’Acclimatation de Paris, obligés de jouer leur rôle, mangeant viande crue et dansant en criant comme de prétendus « sauvages ». Didier Daeninckx, ému par un séjour sur le Caillou, retrace cet épisode longtemps méconnu. Lorsqu’on lui commande, célébration du 150e anniversaire oblige, un texte sur l’abolition de l’esclavage, il réagit par ce texte bref, écrit trop vite, certes, mais terriblement efficace. L’auteur d’une trentaine de romans policiers enfourche ainsi son cheval de bataille depuis Meurtre pour mémoire en 1984 : la « réinscription » de la mémoire collective. Cannibale sort de l’ombre un épisode historique tragique, aux retombées actuelles, selon la thèse de Didier Daeninckx : les « événements » de la décennie 80 y trouveraient leurs sources. Surtout, il nous confirme que la Nouvelle-Calédonie n’est pas seulement une terre d’enjeux politiques et culturels mais aussi de recherches historiques.
Enjeux politiques
L’accord du 5 mai 1998 signé à Nouméa par Lionel Jospin, le RPCR et le FLNKS, prolongé par l’accord sur un projet de loi le 19 septembre et soumis à référendum dimanche prochain. Ce texte marque le début d’une décolonisation concertée du territoire. Une décolonisation frappée au coin de la paix, ce n’est pas si fréquent.
Enjeux culturels
L’inauguration du centre culturel Tjibaou le 5 mai dernier proclame l’universalité de la culture kanake pour laquelle l’architecte Renzo Piano a édifié en les magnifiant des cases monumentales sur la presqu’île de Tina. Mais comment être kanak sans exclure les autres cultures locales calédoniennes, océaniennes ? Certains représentants non kanaks sont jaloux de tant de prérogatives. À l’heure du consensus, ils dénoncent le culturellement et politiquement correct.
Enjeux de recherches historiques
1931 a été oublié par les historiens et enseignants calédoniens qui ont écrit le pourtant remarquable ouvrage, fruit d’un savant consensus entre spécialistes de tendances opposées, Histoire de la Nouvelle-Calédonie (Hachette, 1993) pour classes de cours moyens. L’épisode est si traumatisant que la mémoire kanake l’a refoulé. Les descendants de ces prétendus cannibales en gardent un sentiment à l’opposé de la honte : la fierté d’avoir eu des aïeux choisis pour représenter un peuple (témoignages dans Mwa Vée, 1996, revue de l’Agence de développement de la culture kanake). Christian Karembeu, le plus célèbre des Kanaks, a des arrière-grands-pères qui ont été « choisis ». Il reconnaît que les récits de vie de son enfance enjolivaient « le grand voyage » au détriment de la réalité, « le périple de la honte » (VSD, 17 septembre).
Le mérite de Cannibale est donc d’exhumer une histoire sans historiens, mis à part l’ouvrage de Joël Dauphiné, Canaques de la Nouvelle-Calédonie à Paris en 1931 (L’Harmattan, 1998). Bien que cette étude soit passée relativement inaperçue, sa nécessité s’imposait pour mieux comprendre les conditions et les responsabilités d’une tragédie qui s’est déroulée dans un contexte très différent de celui d’aujourd’hui : « Vieille colonie somnolente et alanguie, la Nouvelle-Calédonie [dans les années trente] ne défrayait pas l’actualité depuis des décennies, tout en conservant l’image d’un pays rude stigmatisé par l’ancienne présence du bagne. »
Vu de Nouvelle-Calédonie, Cannibale tombe à pic. Il y a été diffusé trois semaines avant l’Hexagone et s’est bien vendu. Les regards sur l’Histoire sont encore trop timides pour que les Calédoniens négligent une telle sortie. La recherche historique est un grand chantier avec trop peu de chercheurs. On attend avec intérêt plusieurs thèses de l’État, menées par des historiens calédoniens d’origine européenne, notamment celle d’Ismet Kurtovitch, de Louis-José Barbançon ou encore Christiane Terrier. En revanche, côté kanak, aucun historien, aucune recherche. Signe pourtant que la Calédonie n’est plus vraiment « le pays du non-dit », la publication de l’accord de Nouméa a fait se délier les langues. On ose débattre d’une décolonisation en marche, entre personnes de bords politiques opposés.