Le Monde, 6 septembre 1998, par Jean-Luc Douin

Des Cannibales au bois de Vincennes

Sons et lumières, fastes, grandes eaux : le 6 mai 1931 s’ouvre au bois de Vincennes un zoo, et l’Exposition coloniale la plus grande du genre. Son commissaire général, le maréchal Lyautey, l’inaugure en affirmant qu’elle est « une leçon d’union entre les races qu’il ne convient pas de hiérarchiser en races supérieures ou inférieures, mais de regarder comme différentes ». À la suite de la visite officielle, le ministre des colonies, Paul Reynaud, se tourne vers son hôte d’honneur, le président Doumergue : « Vous venez, monsieur le président, de faire, en un quart d’heure, le tour du monde. » Les représentants du gouvernement avaient vu en effet la reproduction des temples d’Angkor Vat, des tours annamites et des souks marocains, des cases polynésiennes, avec leurs habitants, charmeurs de serpents, marabouts, danseuses.

La « une » du Matin publie ce jour-là quatre photos ainsi légendées : « En haut, à gauche, un indigène de l’AOF ; à droite, les lions font la sieste. En bas : les petites Cambodgiennes attendent leurs habits de gala ; la girafe et l’autruche en conversation. » Il s’agit de « faire vrai », d’accentuer le pittoresque de cette démonstration du « génie colonisateur et civilisateur » de la race blanche, afin de solliciter « l’adhésion unanime de l’opinion publique ».

Mascarade

Les organisateurs ne lésinent pas sur ce spectacle. Lors de l’Exposition coloniale de 1887, Jules Lemaître avait décrit l’affligeante mise en scène de ces hommes jouant à la guerre « avec des cris gutturaux, des cris de sauvages (naturellement) », et en 1906 à Marseille, un prospectus exhortait les visiteurs à utiliser les pousse-pousse tirés par des coolies en uniforme.

Cette année-là, en 1931, le scandale éclate au Jardin d’acclimatation, où l’Exposition coloniale a installé une représentation théâtrale annexe : au pavillon de la Nouvelle-Calédonie, des Canaques sont présentés avec une pancarte, « Hommes anthropophages ». Certains ont mission de creuser d’énormes troncs d’arbres pour construire des pirogues, d’autres nagent dans une mare en poussant des cris de bêtes, les femmes doivent danser le pilou-pilou à heures fixes, poitrine nue.

Cette mascarade suscite peu de protestations, hormis le Manifeste des surréalistes (« Ne visitez pas l’Exposition coloniale… Il s’agit d’annexer au fin paysage de France, déjà très relevé avant-guerre par une chanson sur la cabane-bambou, une perspective de minarets et de pagodes »), des réactions du Parti communiste et de la Ligue des droits de l’homme. Seul, un journaliste s’émeut, dans Candide : le futur collaborateur de Je suis partout, Alain Laubreaux. D’origine calédonienne, ce dernier reconnaît parmi les « cannibales » un ami, connu naguère à Nouméa. « Ces fauves bestiaux s’appellent Élisée, Jean, Maurice, Auguste, Germain et même Marius, rugit-il. L’un était à Nouméa cocher aux magasins Ballende, l’autre employé à la douane, celui-ci maître d’hôtel, celui-là timonier à bord d’un cargo côtier… Le plus beau de l’affaire est que le Barnum de cette extravagante tournée s’appelle l’Administration française. »

Invité il y a un an en Nouvelle-Calédonie par Jean-François Carrez-Corral, directeur de la Bibliothèque centrale, soucieux d’ouvrir la culture livresque à toutes les tribus, le romancier Didier Daeninckx a rencontré durant quatre semaines des conteurs, chefs de village. Certains lui ont évoqué ce lamentable épisode de l’histoire des relations franco-calédoniennes. Il en a fait une pièce radiophonique, Des Canaques à Paris, diffusée sur France-Culture en mars, puis un récit, à paraître ces jours-ci. L’histoire est édifiante.

En 1931, la Fédération française des anciens coloniaux (FFAC) obtient du gouverneur local de l’époque, Joseph Guyon, de recruter une centaine de Canaques pour l’Expo. C’est ainsi que 91 hommes, 14 femmes et enfants originaires de Canala, Ouvéa, Lifou et Maré auxquels on a promis une visite agréable de la capitale en échange de quelques démonstrations de la culture calédonienne (danses et chants) s’embarquent le 15 janvier sur le Ville de Verdun, débarquent deux mois plus tard à Marseille, menés illico à Paris, et parqués comme attraction, au milieu de crocodiles.

Expédiés en Allemagne

Tandis que les Canaques paralysés par le froid ruminent leur humiliation, les crocodiles empoisonnés ou victimes d’une nourriture inadaptée meurent d’un coup. Affolés, les organisateurs obtiennent que le zoo de Hambourg leur prêtent des crocodiles, et promettent en échange que 60 Canaques soient expédiés en Allemagne, pour être montrés à Berlin, Francfort, Hambourg, Leipzig et Munich comme des singes nus polygames et cannibales. Si certains y bénéficient alors de rapports cordiaux, d’autres sont traités en esclaves. Treize ans après la Grande Guerre, des Allemands s’enflamment à expliquer leur défaite par la présence de ces « cannibales envoyés par les Français dans les tranchées ».

Dans le récit de Didier Daeninckx, qui imagine la fugue de deux rebelles dans la jungle citadine, un épisode dans le métro parisien (écho aux interdits calédoniens de pénétrer dans le sol, lieu des défunts, et allusion aux morts du métro Charonne – lors d’une manifestation pendant le guerre d’Algérie), et qui, à partir de ce fait authentique, met en perspective les révoltes ayant mené à la grotte d’Ouvéa, tous les faits (ou presque) sont vérifiables. Les Canaques sont exposés à Vincennes plutôt qu’au Jardin d’acclimatation, le zoo de Hambourg est remplacé par un cirque…

Mais pour le reste, des témoins se souviennent, quelques survivants de l’épopée, ou leurs petits-fils, parmi lesquels celui de Djubelly Wéa, l’assassin de Jean-Marie Tjibaou, et le footballeur Christian Karembeu : « Mon grand-père était très agressif lorsqu’il nous parlait de cette histoire. Il avait la haine. Dès le départ, on leur a menti sur les motivations du voyage. C’est comme lors de la Deuxième Guerre mondiale où on avait promis aux Canaques un lopin de terre à leur retour. En fait, ils ont été confinés dans des “réserves”. Ce fut un asservissement, mais qu’il faut replacer dans le contexte de l’époque. Cela fait désormais partie de l’Histoire, comme l’apartheid en Afrique du Sud. »