Libération, 4 décembre 1997, par Robert Deleuse
« Que Perrault s’explique »
Un certain Gérard de Nerval pensait à juste titre que « l’ignorance ne s’apprend pas ». J’ajouterai qu’elle n’excuse rien non plus. Ainsi, pour avoir lu (dans les années soixante-dix) Les Parachutistesde Gilles Perrault à l’aune de son Orchestre rouge et du respect qu’il m’inspirait, je n’ai pas vu ou pas voulu voir, à l’époque, que le para volontaire pour l’Algérie y faisait l’éloge de ses chefs tortionnaires. Pour cela, je plaide coupable. Ainsi encore, en 1989, quand paraît un ouvrage intitulé L’Antiterrorisme en France, que Gilles Perrault préface en rappelant que son auteur a été « directeur de La Banquise et du Brise-Glace, revues extrémistes très confidentielles… », j’ignore tout de ces deux revues. Depuis, j’ai eu l’occasion de lire quelques-unes de leurs extrémités confidentielles, telles que « les chambres à gaz sont, au minimum, issues de l’imaginaire des déportés ». Je ne demande pas pardon pour cette ignorance. Je plaide coupable.
Un an plus tard, en pleine guerre du Golfe, je signe avec quelques autres un appel en faveur de Gilles Perrault, qu’un ministre de la Justice à prétentions socialistes voulait embastiller. En 1991, je rencontre enfin Gilles Perrault, qui illustre encore pour moi, au plus près, la fameuse expression de Zola : « Une société n’est forte que lorsqu’elle met la vérité sous la grande lumière du soleil. » J’étais, semble-t-il, loin du compte. Mais j’ignorais toujours. Je plaide coupable. D’autant qu’en 1987 avait paru un ouvrage de Peter Sichrovsky, Naître coupable, naître victime, préfacé par Perrault, où notre homme, s’il s’en prenait avec force aux généraux Massu « ordonnateur de la terreur » et Bigeard « chef des tortionnaires », autrement dit à ceux-là mêmes dont il se réclamait dans Les Parachutistes en les citant aux côtés de Brasillach et de von Salomon, ne se privait pas, dans le même paragraphe de plaindre le dauphin de Hitler : « Rudolf Hess, quant à lui, captif avant même que fumât la première cheminée d’Auschwitz, a fini sa vie misérable après un enfermement d’un demi-siècle ». À cette époque, je n’avais pu m’empêcher (tout de même !) de souligner ces mots au rouge, et puis je n’y avais plus prêté cas. C’est sans doute que l’image de la star médiatique ajoutée aux combats « visibles » de l’écrivain avait aidé à tempérer la réalité de l’homme. Je n’aurais pas dû, alors, remiser cette préface au magasin des accessoires. Je plaide coupable.
Toutefois, neuf ans plus tard, en juin 1996, la préface qu’il consacre à un ouvrage intituléLibertaires et ultra gauche contre le négationnisme pousse trop loin un de ses bouchons pour que l’on puisse faire l’impasse. « L’ouvrage que l’on va lire, explique Perrault, fait le point sur le parcours politique des auteurs et d’un certain nombre de leurs camarades. Il se signale par une propension à l’autocritique qu’on souhaiterait trouver chez ceux qui se veulent leurs procureurs […]. Qu’on les assimile à la crapule révisionniste, voilà ce qui leur fait à juste titre horreur ! Ont-ils jamais témoigné de l’antisémitisme rabique qui est le signe distinctif de la secte ? » Voici donc un bref extrait de cet édifiant témoignage d’autocritique : « Les extrémistes de la Shoah, par leur volonté de faire servir l’histoire à la promotion de leurs thèses mystiques et à la justification politique de l’État d’Israël, font beaucoup de mal à la recherche historique, notamment en avalisant des témoins douteux comme Elie Wiesel… » C’est de là, de ce mois de juin 1996, qu’a démarré ce qu’on a faussement désigné comme « l’affaire Daeninckx-Perrault » en la réduisant (à tort ou sciemment) à un règlement de comptes au sein du petit monde doncamillesque du polar parisien. Mais il ne s’agit ici ni de polar, ni de parisianisme. Pas plus que ce n’est Didier Daeninckx qui a attaqué Gilles Perrault (pourquoi cette obstination chez certains à réviser les faits ?) mais bien Perrault qui s’en est pris à Didier Daeninckx (dans sa préface sans le nommer, puis dans Le Monde du 8 juin en le désignant).
C’est de là que Didier Daeninckx est parti pour tenter de reconstituer le puzzle Perrault. Jusqu’alors, il n’avait fait que répondre aux mensonges d’un quarteron de négationnistes fort mal repentis, dont Perrault, incompréhensiblement, venait de prendre la défense dans sa préface. Le Goût de la vérité de Didier Daeninckx (éd. Verdier) est une minutieuse et terrible démonstration. Que certains procèdent à de pleutres amalgames (on calomnie les Aubrac, alors Daeninckx calomnie Perrault, c’est dans l’air du temps) […] ou que des auteurs vindicatifs profitent de l’occasion pour essayer de discréditer Daeninckx au motif qu’il leur fait de l’ombre n’éclaire pas le problème. Il l’obscurcit et, ce faisant, distrait (par ignorance ou à dessein) le citoyen de cette vérité dont le goût semble en effrayer plus d’un.
« Il vient toujours un moment dans l’Histoire, observait Albert Camus, où celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort. La question n’est pas de savoir quelle est la récompense ou la punition qui attend ce raisonnement. La question est de savoir si deux et deux, oui ou non, font quatre. » J’ai lu ou relu les écrits incriminés de Perrault. J’ai lu en parallèle Le Goût de la vérité de Didier Daeninckx. Et, pour ma part, jusqu’à preuve du contraire, deux et deux (hélas !) font bel et bien quatre. C’est à Gilles Perrault de s’expliquer, de nous expliquer…