Tribune de Jean-Michel Mariou
« Didier est seul »
L’histoire commence par une citation de Nietzsche : « Quelle dose de vérité êtes-vous capable de supporter ? »
Elle continue par un livre de Didier Daeninckx, Le Goût de la vérité, publié à l’automne dernier : une enquête minutieuse et précise, non pas sur l’extrême-droite en France (Daeninckx fut pourtant un des rares que l’on vit témoigner près du stand dévasté d’une officine du Front National, lors du dernier Salon du livre de Paris), mais sur Gilles Perrault, ancien compagnon des routes antifascistes dont il dénonce les errements idéologiques, les compagnonnages douteux. Le Perrault de Ras l’Front s’y révèle un personnage trouble, dont le passé de parachutiste zélé semble aujourd’hui peser sur des amitiés révisionnistes. Ce qui inquiète chez Perrault, c’est que ce passé colonial semble éclairer son attitude actuelle : l’absolution répétée, en toute connaissance de cause, qu’il donne à des signataires de textes révisionnistes. Il y eut effectivement Le Pull over rouge et Notre ami le Roi, mais cette tache brune, qui lui vient aujourd’hui au front, et qu’il refuse d’effacer, celle-là, décidément, il ne peut y avoir que d’étranges raisons de ne pas la voir. À ceux qui pensent que l’essentiel est de ne pas porter d’ombres sur les justes combats partagés (ne pas désespérer les Restos du Cœur ?) Daeninckx réplique : « Qu’on règle ça, et on continuera d’avancer après. » Car c’est bien de « ça » qu’il s’agit. C’est bien dans le « ça » que se niche le sens profond du chemin, la justification même de ce qui fait qu’on avance, ou que l’on tourne en rond. Si cette vérité, dans toute sa rudesse, n’était pas dite, alors, le goût de l’époque triompherait pour de bon. Brasillach serait enfin le dernier écrivain branché (en est-on si loin ?) et l’obéissance remplacerait définitivement la conscience (« Acquittez Papon ! »).
Ça fait un petit moment que Daeninckx dérange tout le monde avec cette histoire ! Voici quelques années déjà, il a levé l’énorme lièvre des rouges-bruns, tribu perdue d’anciens gauchistes passés sans bagages, mais avec toutes leurs armes, du côté des révisionnistes et des négationnistes. De manière parfois brouillonne, mais toujours droite et juste, Daeninckx n’a cessé de nous mettre en garde. Et tant que personne – philosophes, historiens – n’ira le rejoindre pour véritablement penser cette sale distorsion de notre histoire, nous continuerons d’étouffer dans les à-peu-près et les amalgames à la mode. (Ceux qui permettent à Stéphane Courtois, dans sa préface au Livre noir du communisme de discuter de la singularité d’Auschwitz – il met singularité entre guillemets. Et lorsqu’il prétend que « la mort de faim d’un enfant de koulak ukrainien délibérément acculé à la famine par le régime stalinien “vaut” la mort de faim d’un enfant juif du ghetto de Varsovie acculé à la famine par le régime nazi », c’est bien le sale fumet des réviseurs d’Histoire que l’on sent poindre.) Car les tentations de réécrire l’histoire, comme leurs dérives mondaines si bien portées de nos jours – le dandysme ou le cynisme qui prétendent que tout se vaut – n’ont définitivement pas le même poids aujourd’hui. Nous avons finalement appris que contrairement à ce que nous pensions, du cœur même de notre Europe et de celui de nos isoloirs, la question du fascisme se pose à nous. Directement. Et qu’il est vital de s’interroger sur les tentations et les dérives que l’on devine autour de soi. Seulement, voilà ! cela implique de se regarder en face, et de dire la vérité, quoi qu’il en coûte.
Car que dit Daeninckx ?
Que nous sommes à deux doigts de l’irréparable, la levée du dernier tabou qui veut qu’en ce siècle, quelque chose d’unique et d’incomparable s’est accompli, la Shoah. D’unique, d’incomparable. La destruction pensée, raisonnée, par un État au gouvernement démocratiquement élu, d’un peuple entier. On pourrait ajouter au passage, « pas n’importe lequel », celui-là même de nos origines, qui fonda pour une part notre civilisation. Que si ce tabou-là, si la reconnaissance de ce mal absolu est nié, dilué, banalisé, alors c’en est fait de nous.
Que des secteurs entiers de la « communication » – édition, journalisme, programmes télé, réseau Internet, Université – sont infiltrés par des serviteurs du négationnisme, par militance ou par abandon intellectuel, à l’insu des crétins ravis qui leur prêtent colonnes, estrades et plateaux. C’est une question de dignité, d’honneur et de liberté que de les débusquer. C’est ce que fait Daeninckx. Rien d’autre. Évidemment, c’est beaucoup plus confortable de voir dans sa démarche un petit procès stalinien.
Car l’histoire s’est poursuivie dans le quotidien Libération, par un article de trois pages qui tentait de démonter les accusations de Didier Daeninckx : « C’est l’époque qui veut ça. On fouille, on accuse. Les Aubrac, des ministres. L’ère du soupçon a sonné. » Les trois premières lignes de la contre-enquête de David Dufresne sont parfaitement claires. Pour lui, le livre de Daeninckx est de la même eau que celui de Verne et Rougeot sur l’affaire Yann Piat : irresponsable et faux. Perrault (les Aubrac) est un homme de gauche (résistant) à qui on fait un procès pour salir la gauche (la Résistance). Quelques à-peu-près plus loin, et devant le trouble qui saisit à la lecture des preuves fournies par Daeninckx, Perrault s’en sort avec l’excuse du « baroudeur ». Le reste, c’est juste la confusion de Daeninckx qui, en prenant de l’âge, vire au commissaire politique. Bref, la messe est dite, et par Libération.
L’histoire pouvait alors logiquement continuer par la publication, aux éditions Gérard de Villiers (!), d’un roman policier de Patrick Besson (Didier dénonce), dans lequel le délicat pamphlétaire trace la caricature d’un délateur paranoïaque, tout en priant l’éventuel lecteur de bien y reconnaître le Didier dont il s’agit. Et que se passe-t-il ? C’est Patrick Besson que l’on invite ! Du livre de Daeninckx, éteint sous les cendres du quotidien de gauche du matin, il n’est plus question nulle part. La gauche serre les rangs, même ses plus troubles. Par contre, de France Culture à France Inter en passant par Le Figaro, Besson s’en va, colportant son fiel au milieu des applaudissements. Avec son élégance naturelle, il dit qu’il n’a pas lu le livre de Daeninckx (« Ce serait comme manger le vomi du sénateur Mac Carthy trente-cinq ans après sa mort »), mais qu’il s’est contenté de lire l’article deLibé. Notre Média-temps tourne comme une montre : l’information, c’est désormais Besson qui la donne, masquant la plaie sur laquelle Daeninckx avait posé sa plume. La boucle est bouclée. Personne n’a lu le livre de Daeninckx (c’est pas la peine, Libé l’a fait), et Besson se multiplie sur les ondes. L’honneur de la gauche est sauf, et Perrault – qui se tait, qui contrairement à ce qu’il annonçait, n’a pas porté plainte contre Daeninckx ! – reste une figure de référence pour les étudiants des écoles de journalisme. Tout va bien.
Pourtant, les vérités anciennes éclairent tôt ou tard le chemin : en Italie, dans le même temps, trois anciens militants de Lotta Continua, accusés d’un meurtre vieux de vingt ans qu’ils n’ont pas commis, rejoignaient volontairement la prison pour que la vérité puisse vraiment se dire. Mais en France, qu’il s’agisse d’octobre 1961 (que Daeninckx fut un des premiers à dénoncer dans son romanMeurtres pour mémoire), de la résistance ou de la collaboration, les choses se font toujours dans le trouble. Pour ne pas accepter de se regarder en face à travers les questions que pose le livre de Daeninckx, notre démocratie perd un peu de dignité, d’abord, mais aussi une exigence qui lui permettrait d’être autre chose que l’ombre d’elle-même. Car à laisser sans débat ce cancer brun qui ronge ses vieilles entrailles, de Vichy aux révisionnistes, elle se condamne à perdre peu à peu sa parole et son âme. Et à laisser penser qu’après tout, cette saloperie-là aussi fait partie de ce qui la constitue.
Cette tribune libre de Jean-Michel Mariou, réalisateur de l’émission Qu’est-ce qu’elle dit Zazie ?a été refusée au mois de novembre dernier par les quotidiens Libération et Le Monde.