L’Humanité, 12 mars 1999, par Jean-Claude Lebrun
Cet art qui exalte l’humain
Michèle Desbordes avait jusqu’à présent publié un roman et un recueil de poèmes. Avec La Demande, elle situe très précisément son écriture aux confins du romanesque et de la poésie, pour nous offrir l’un des textes marquants de la présente période. Perfection de la langue et du style, sens de la perspective, beauté plastique des images, épaisseur humaine : autant de raisons qui font de cette lecture un moment de plaisir intense.
Évoquer le passé ne signifie pas forcément tourner le dos au présent. Avec La Demande Michèle Desbordes nous en offre la saisissante illustration. Voici en effet un récit qui nous transporte en pleine Renaissance, dans une demeure des bords de Loire, et qui ne cesse en même temps de nous renvoyer en écho ce qui peut donner prix aux choses humaines, d’hier et d’aujourd’hui. Un artiste âgé et une servante fatiguée par le labeur y tiennent une manière de dialogue muet et cependant d’une densité exceptionnelle. Des gestes, des regards, de menus signes donnés par les corps, l’application aux travaux respectifs, y emplissent leurs silences d’ondes multiples et incessantes. Pour tisser l’une des plus remarquables histoires qu’il soit donné ces temps-ci de lire.
Force et beauté d’une vision qui ne cesse de maintenir ce texte sur les plus grandes hauteurs.
L’artiste, à la fois peintre, sculpteur, architecte et ingénieur, est venu d’Italie avec ses élèves, répondant enfin aux invitations insistantes du roi de France. Il sait aussi que ce long voyage sera le dernier de sa vie : « Il avait toujours fallu partir chercher ailleurs de nouveaux maîtres. » Michèle Desbordes campe en l’espèce un alter ego de Léonard de Vinci. Un prologue relate l’épuisante chevauchée de Turin jusqu’à Lyon (« soixante et treize jours sur leurs chevaux dans la pluie et le froid des montagnes »), puis vers la Sologne et les bords de Loire. Et tout de suite s’imposent la force et la beauté d’une vision qui ne cesse de maintenir ce texte sur les plus grandes hauteurs. Tandis que dans ses bagages l’artiste tient serrés trois tableaux dont il ne se sépare plus, laissant derrière lui, sur une multitude de murs et de coupoles, dans autant d’églises et de palais, son œuvre immense, le voici donc s’avançant vers son dernier défi : transformer une campagne de France en une œuvre d’art, avec son château, ses terrasses, ses jardins et ses paysages domestiqués. Un projet grandiose, auquel il s’apprête à consacrer ses dernières forces. À cette ouverture dont on ne se lassera pas de souligner la justesse de touche et la splendeur d’ensemble, Michèle Desbordes offre alors une suite qui constitue son second tour de force et donne au livre sa véritable dimension humaniste. Certes le maître italien commence de mener à bien le grand œuvre pour lequel il a été convié à venir, mais son attention comme d’ailleurs le périmètre du récit, se resserre peu à peu autour d’une mince figure discrète, continûment affairée : la servante chargée de pourvoir aux besoins de la maisonnée. En fait une paysanne anciennement venue de tourbières proches, où règnent toujours la maladie, les fièvres et les tares congénitales. Un jour, ainsi que nombre de ses semblables elle « avait marché jusqu’au fleuve là où s’installaient les maîtres dans des demeures de pierre blanche. » Tout en finesse, Michèle Desbordes donne à cette figure d’abord dessinée en ombre, comme passée à l’estompe, une épaisseur telle qu’elle occupe bientôt l’horizon entier du récit. Sans le moindre effet de couleur locale ou d’exotisme historique. Seulement par la précision du regard, le sens de la matière et des formes. Les couleurs et la texture des vêtements, les gestes machinaux des mains, le dos fatigué qui se cambre, le corps se reposant un instant au coin de l’âtre ou requis par la préparation des repas, les lourds seaux rapportés du puits, qui courbent et alourdissent la silhouette, les bruits domestiques tard dans la nuit et tôt le matin… Un univers ici se recompose, dont parvient par bribes, dans une parole qui maintenant commence de se trouver, la somme des malheurs banals. Les « tristesses et les amertumes », enfouies « sous la patiente répétition des gestes de tous les jours », en une sorte d’« affirmation obstinée. » Tout cela comme perçu et enregistré par l’œil de l’artiste, quand, de plus en plus fréquemment, il se détache de ses carnets couverts de croquis, de détails architecturaux, de portraits, de dessins de mains. Car c’est dans la plus intime des proximités que l’art et la vie apparaissent ici représentés. Jusqu’à cette demande un jour faite par la servante, qui s’est à la longue installée dans une familiarité tacite avec son maître : qu’une fois la mort venue, son corps serve à une nouvelle étude d’écorché. Faute de se donner à cet homme célèbre, sans commune mesure avec son obscure personne, elle se donnera donc à son art. Michèle Desbordes suggère tout ce qui ici s’est noué, parvenant parfois à fugitivement percer, entre l’un et l’autre. Le premier redécouvrant dans le grand âge, par l’entremise de cette femme, des gestes et des attitudes, des couleurs et des formes, mais aussi des odeurs qui n’avaient en fait jamais cessé de l’accompagner, indéfectiblement liées au village natal, et plus encore à sa mère. Et mesurant désormais combien son art leur a été redevable. La seconde accédant, grâce à la présence de l’artiste, à la révélation d’elle-même. Entrevoyant en somme la possibilité d’une existence propre, en rupture avec le sentiment prédominant d’indifférenciation. La fin du récit, malgré son apparence – un trépas solitaire comme tant d’autres, sur un chemin de froidure et de vent –, peut se lire également comme un premier acte d’affiliation de soi : la servante avait décidé de s’éloigner quelques jours, afin d’accomplir un devoir sacré. Celle-ci disparue, il ne reste alors plus au maître qu’à prendre d’ultimes dispositions et se préparer à son tour au départ.
N’attendant plus que de voir se déployer un dernier « ciel bleu », qui rassemblera le souvenir des années italiennes – la jeunesse et l’âge mûr, les innombrables œuvres peintes – et celui de la silhouette frêle et volontaire, qui déjà certainement dans sa mémoire se découpe sur fond d’azur. L’image d’un accord final – entre deux êtres, entre l’art et la vie – en laquelle vient se cristalliser l’extrême subtilité de ce délicat récit.