L’Humanité, 13 janvier 2005, par Jean-Claude Lebrun
Déjà il lui parlait
Yoknapatawpha, le nom se tient là, dès la première ligne du livre. Il va régulièrement revenir, telle une image sur laquelle le regard n’aura jamais cessé de se fixer. L’on sait bien sûr déjà qu’il va s’agir, dans ce nouveau récit de Michèle Desbordes, de William Faulkner et de son comté format timbre-poste, fiché dans le sud profond des États-Unis. Ce Yoknapatawpha au nom imprononçable, puisque viennent y confluer toutes les histoires de ce monde. Quelques semaines après avoir fait paraître un petit livre enlevé sur Friedrich Hölderlin, qui avant de finir reclus dans sa tour de Tubingen avait arpenté pas mal de paysages (Dans le temps qu’il marchait, Éditions Laurence Teper), Michèle Desbordes vient donc tourner autour de son apparent opposé, le grand stoïque immobile, en proie au chahut de ses remuements intérieurs.
Yoknapatawpha, le lieu sonne lointain alors qu’on le sait tellement proche. Plus même qu’on ne peut d’abord l’imaginer. Il y avait eu en effet, un jour, vers la vingtième année de celle qui aujourd’hui raconte, la lecture laissée en suspens des Palmiers sauvages. Elle l’avait serré dans sa bibliothèque après l’avoir fait habiller d’une reliure sombre, comme si elle avait pressenti qu’il y avait là une matière en trop grande fusion, à laquelle elle ne pouvait encore venir se brûler. Or la brûlure était déjà en elle, sourde certainement, mais inextinguible. Michèle Desbordes, jeune femme des bords de Loire, avait obscurément identifié l’onde de chaleur venue des bords du Mississippi: « Il y avait là, on le soupçonnait, quelque chose de l’ordre du lien et de l’intime. » Un été de glycine en apporte le témoignage superbe et bouleversant. D’abord par l’extraordinaire traversée de l’univers faulknérien, cet espace minuscule et cependant suffisamment grand « pour contenir tout ce qu’il y avait à contenir de vie et de mort, de filles perdues, de Blancs et de vieux Nègres fatigués ». L’on y voit doucement s’avancer ces ombres familières, d’emblée installées dans le malheur et seulement appelées à le connaître plus noir encore. Rejetées sur les bordures de l’histoire, ainsi que les autres pauvres du Sud, et dès lors entièrement livrées aux forces primitives qui agitent les hommes. Ces obsédés, ces fautifs, ces maudits, ces fous, ces grands maladroits de l’existence, qui incarnent de si juste et parfaite manière les désordres du monde, Michèle Desbordes les réunit ici, au rythme, très exactement épousé par son écriture, de leur cahotante avancée.
Au rythme aussi de leur passage dans l’œuvre. Tels des arpenteurs posés par l’écrivain, pour tenter de mesurer la distance avec le monde en mouvement, la profondeur des entailles et des blessures héritées d’une lointaine histoire. De cela Faulkner tient récit, au fond toujours le même, pour essayer de lui-même comprendre. Quand il considérera être arrivé au bout du possible, il coupera simplement le fil de « cette écriture étroite, rangée comme rien d’autre dans sa vie ne saura l’être ». L’on voit ici, comme rarement cela fut donné, cet alliage complexe de proximité et de distance qui fonde l’écrivain, quand les mots portent une charge d’intime que lui-même ne sait distinguer et reconnaître. Car ce Sud détraqué, fatigué, dans lequel la vie prend figure de mort lente, apparaît comme une projection de sa propre lassitude, de sa mélancolie foncière. Le récit de Michèle Desbordes, tout en glissements subtils, en répétitions savamment distillées, suggère la sorte de transfusion qui s’opère au long de l’œuvre. Du très grand art, assurément, dans le lignage de ces livres majeurs que furent La Demande, en 1998, et La Robe bleue, en 2004.
Avec ce dévoilement ultime, qui donne au livre son entière profondeur de champ: l’évidence de Faulkner, avant même d’avoir été lu; la sensation que l’écrivain déjà parlait à la narratrice; la certitude que le comté d’Yoknapatawpha lui était un lieu familier depuis toujours. Parce que ce particulier-là sait toucher en plein à l’universel. « De livre en livre, confie en effet celle qui écrit, il parle de maison obscure. » Elle entend par là ces recoins cachés de nos demeures mentales, où nos êtres se trouvent pour partie tramés. Le Sud profond a été, à l’époque moderne, leur mode de représentation le plus affiné et le plus prégnant. Si Les Palmiers sauvages furent longtemps remisés – par elle, ce fut à proportion de l’effet de reconnaissance et de l’ébranlement qu’ils avaient provoqués. Si Un été de glycine est aujourd’hui advenu, c’est qu’il faut à Michèle Desbordes, à l’instar de Faulkner, faire des livres pour affronter ce monde autour de nous et cette obscurité en nous. Simplement. Mais à une hauteur et un degré de beauté qui sont l’apanage du tout meilleur de la littérature.