Libération, 1er septembre 1990, par Jacques Durand
Juan Belmonte, la forge de la nuit
Qu’est-ce qu’il faut faire pour devenir le torero le plus génial du siècle, pour révolutionner les canons de la tauromachie et avoir sa statue au cœur crevé sous le restaurant El Faro, Calle Betis face à la maestranza de Séville ? Que faut-il faire en un mot pour être Juan Belmonte ?
Les voyous de San Jacinto
Il faut grandir comme une herbe folle dans la Séville pauvre, féroce et verrouillée de la « belle époque » et se cogner aux angles d’un réel ténébreux et inquiétant comme un taureau qui souffle la nuit dans les pâturages de la Tablada. Si l’on suit Juan Belmonte, dont la passionnante biographie dictée en 1935 par le torero à Manuel Chaves Nogales vient d’être publiée aux Éditions Verdier, il faut faire les quatre cents coups et se forcer, alors qu’on est tout gamin et qu’une trouille bleue vous plombe les pattes, à traverser une rue noire où un pauvre type vient juste de se pendre. Il faut continuer à jouer aux billes le jour de l’enterrement de sa mère et, faute de trouver des lions à Triana, vouloir filer en Afrique et s’arrêter à Cadix, parce que le monde extérieur est torride, ou dur, bien loin des feuilletons à une peseta qu’on dévore avec les copains de l’Alpozano. Mais on s’arrête à Cadix peut-être aussi parce que, entre Lebrija et Jerez, la nuit, on a croisé l’aventure c’est-à-dire un jeune taureau qui montrait ses cornes à la Lune et qu’on se met tout naturellement « à coller la demi-véronique aux angles des maisons, aux curés, à l’étoile du matin ».
L’enfance de Belmonte ressemble un peu, le catéchisme et les Ardennes en moins, à celle ruminée, farouche et dissidente de Rimbaud. Pour devenir torero, il faut imaginer qu’on l’est, se faire terriblement égoïste et se dérégler. Belmonte adolescent ne lève pas le petit doigt lorsque le pauvre petit commerce de son père quincaillier se casse la figure et que ses frères sont placés un temps à l’Assistance publique. Lui traîne égoïstement la savate en se mêlant à sa « vraie famille » : les petits voyous désespérés de la buvette San Jacinto. Des « voyous désespérés ? », oui, mais surtout des « anarchistes de la tauromachie ». Ils négligent fièrement le milieu des imprésarios sévillans qui sirotent l’anis Del Mono dans les fauteuils des « casinos » de la Callo Sierpes en jonglant hautainement avec les apprentis toreros. Ils méprisent royalement les deux toreros vedettes de l’époque : Machaquito et Bombita. Non. Leur idole à eux, les petites frappes de San Jacinto, c’est un torero presque sourd, quasiment muet, pathétique et convulsif : Antonio Montes. Le tragique de Montes, qui annonce dans son originalité le toreo de bras et non plus de jambes que sera Belmonte, va trouver sa consécration dans une fin apocalyptique.
Le 13 janvier 1906 à Mexico, Montes, qui n’entend pas les conseils de prudence que lui adresse Antonio Fuentes, est pris par le taureau Matajacas. Il agonise pendant quatre jours, meurt le 17. Son corps est exposé dans une chapelle ardente qui va justifier l’épithète. Elle brûle. Le cadavre de Montes part en fumée. Les « anarchistes de la tauromachie » apprennent la tauromachie à travers une pratique prohibée et marginale, qui est en même temps comme une cérémonie du désespoir et de la révolte adolescente comme l’étaient les courses de voitures des jeunes rebelles de La Fureur de vivre. Eux traversent le Guadalquivir pour toréer la nuit les taureaux qui broutent sur les pâturages de la Tablada. Tauromachie subreptice. À ce « jeu » initiatique de clair de lune de toreo braconnier et de coups de corne et, à une époque où la Guardia civil flingue à coups de Mauser ces jeunes toreros nyctalopes et furtifs, Juan Belmonte devient « figura » de la bande pour avoir toréé une nuit un grand taureau avec un veston fripé.
Il ne s’agit pas d’anecdote. Belmonte crée là-dedans, nuit après nuit, dans la poussière ce style révolutionnaire qui va, par son statisme, bouleverser les formes taurines fondées alors sur l’esquive. Un style qui s’enracine sur des impératifs quasiment topographiques et stratégiques. Il ne faut pas perdre le taureau dans le noir, donc se coller à lui, bouger le moins possible, le diriger le plus longtemps. Face à ses copains recroquevillés dans l’herbe, le froid et la peur de la Guardia civil, Belmonte forge le toreo moderne, celui qui dorénavant se met en travers de la charge du taureau et la pétrit sur son bas-ventre. Les « anarchistes » resteront dans leur rébellion. Belmonte orientera la sienne vers la corrida. Devenu richissime, idolâtré, respecté, divinisé il enverra dans les prisons où leur rébellion les a conduits du tabac et de l’argent à ses anciens complices, toreros clandestins et fugaces passés du furtif au captif. […]
Toreo de stupeur
Sur la genèse de sa personnalité et donc de son style taurin, la biographie de Chaves Nogales, traduite par Antoine Martin, abonde en détails qui éclairent les valeurs sensibles de son toreo. Un toreo mélodramatique, un toreo de stupeur et environné de mort. De Belmonte, ses contemporains disaient qu’il fallait se dépêcher d’aller le voir. La stupeur et la mort impriment d’ailleurs son premier souvenir d’enfant. Peut-être « enjolivé » ou « ressuscité » pour les besoins de la cause, c’est-à-dire de sa propre statue. Belmonte a deux ans. C’est un dimanche de mai 1894. Il se promène avec ses parents dans une calèche. Tout à coup, la rue se remplit de drame et de désolation. Un homme s’approche de son père et lui dit : un taureau, à Madrid, vient de tuer Espartero. Belmonte confiera à Chaves Nogales que le désordre et l’impression de désastre provoqués par la nouvelle sont restés dans son esprit. Belmonte n’est qu’un tout petit enfant, il ne sait ni ce qu’est un taureau, ni qui est Espartero, mais il se rend compte que le ciel vient de tomber sur la tête de Séville et que lui est tout seul : ses parents sont partis aux nouvelles et l’ont laissé sur la calèche.
Un autre ciel lui tombera sur la tête en pleine partie de poker le 16 mai 1920. On lui apprend que son ami, son rival, son double autre Joselito, vient d’être tué par un taureau à Talavera de la Reina. Il n’y croit pas, il se met en colère, il doit se rendre à l’évidence, il est comme foudroyé. Il s’effondre en larmes, ses familiers pleurent, ses domestiques pleurent. Il a l’impression que c’est pour lui qu’ils sanglotent. Il sent « passer sa propre mort ».
Sur sa carrière proprement dite de « monstre » de la tauromachie et sur son extraordinaire et féconde rivalité avec Joselito qui va partager l’Espagne et les intellectuels en deux, entre belmontistes et gallistes, il s’étend moins que sur son enfance et son adolescence comme s’il avait saisi que l’essentiel dans une statue et un mythe, c’était le socle. Il fait pourtant quelques très personnelles révélations sur son penchant pour la folie mexicaine, son goût du morbide et la tentation du suicide que la lecture d’une œuvre de D’Annunzio fit naître en lui. Sa propre tauromachie et ses grands triomphes, il préfère les évoquer par le biais de la drôlerie ou de l’anecdote. Ainsi, la désormais historique corrida de mai 1917, avec les cinq légendaires véroniques données sans rompre, sans bouger et qui sont à la tauromachie contemporaine ce que « les Demoiselles d’Avignon » sont à l’art moderne. Cinq véroniques sans rompre, oui dit Belmonte, mais surtout cinq corridas sans dormir.
L’écrivain, Ramon del Valle Inclan, qui était belmontiste, lui a dit un jour : « Juanito, il ne te reste plus qu’à mourir dans l’arène », sous-entendu pour devenir un vrai dieu. Ce à quoi, le laconique Belmonte a répondu : « On fera ce qu’on pourra Don Ramon. » Ce n’est pas faute d’avoir dévisagé et respiré la mort entre leurs cornes, mais les taureaux l’épargneront inexplicablement. Le post-belmontisme sera sanglant. À vouloir toréer comme lui dans le terrain où il se mettait, beaucoup de ses imitateurs trouveront la mort. Sans la chercher. Belmonte, en plein désespoir amoureux à 70 ans, la cherchera sans la trouver, le 7 avril 1962. Il se rendra chez un ami ganadero, lui demandera de le laisser seul avec son plus gros taureau. Refus. Il se suicidera le lendemain d’un coup de revolver, après avoir chaussé ses éperons dans sa propriété de Gomez Carbeno, près de Utrera, la petite ville andalouse de la province de Séville qui porte sur ses armoiries un cheval et un taureau.