Études, juillet 2006, par Elsa Kammerer
La virtuosité narrative à l’œuvre dans ce roman reflète de façon magistrale la complexité de deux itinéraires qui se croisent et se répondent à quatre siècles de distance. Viktor Abravanel, dont le père et les grands-parents, juifs autrichiens, ont réchappé de la persécution nazie, et qui revient dans les années 1990 sur le passé de ses éducateurs ; et Manasseh ben Israël, juif caché que l’Inquisition « chassa de l’enfer » portugais au début du XVlIe siècle et qui devient plus tard le maître de Spinoza. Viktor et Manasseh font tous deux l’expérience, au sein même de leur famille déchirée par la peur ou scellée par le silence, de ce qui peu à peu donne une « orientation à leur histoire » : l’héritage de la judaïté, source de la « vraie vie » dans la « nouvelle Jérusalem » qu’est Amsterdam en 1609, ou objet d’une mise à distance au plus fort des mouvements trotskistes dans les années 1970. Or, cet héritage est problématique en raison même des liens intrinsèques et jamais démêlés qu’entretient alors le judaïsme le plus fragile avec le catholicisme le plus intolérant. Les deux jeunes hommes font aussi l’apprentissage d’un monde qui ne fonctionne pas « à la lettre » : parler cent langues ne suffit à maîtriser ni la réalité, ni même la vie. La fuite – cet « apprentissage de l’éternité » –, l’éclosion lente et périlleuse au monde, le bannissement ou la tentative toujours renouvelée d’une affirmation de soi incarnée dans l’histoire, sont autant de motifs communs à ces deux itinéraires dont l’intersection toujours complexe ne cesse toutefois de déjouer l’illusion d’une simple répétition de l’histoire.