Transfuge, mars 2006, par Laurent Malka
Un conte métaphorique sur notre rapport au temps et à l’histoire, mettant en scène un enfant juif des années cinquante et le rabbin qui fut le maître de Spinoza.
« Était-ce répétition ou régression, passé ou avenir ? […] Il n’avait plus qu’un seul descendant de sexe masculin, c’était lui-même : ce garçon qui courait dans les vues, contre le soleil. »
Si l’histoire n’avait pas d’ordre, ni fin ni commencement ; si le temps était un élément supérieur de la nature, une forme d’absolu, qui offrait une place éternelle à chaque être, un écho à chaque cri, à chaque nom, une empreinte à chaque existence ? Et si le temps reliait ces derniers dans l’Histoire, aussi essentiellement que l’écrivain relie les lignes de son œuvre ? Robert Menasse, écrivain et philosophe autrichien, se glisse dans les coulisses de l’Histoire, entre les archives du réel et les traces de l’inconscient, et nous offre le récit croisé de deux existences singulières : celle, sûrement imaginée, de Viktor Abravanel, historien viennois d’aujourd’hui et celle, historique, de Menasseh ben Israël, rabbin d’Amsterdam du début du XVIIe siècle, penseur et premier maître de Spinoza. Le premier est né dans les années cinquante d’un père juif et d’une mère autrichienne. Surnommé « l’enfant », il grandit dans l’incompréhension d’une famille partagée entre l’antisémitisme et la fierté d’être juif, déchirée entre la volonté de transmettre l’héritage et le silence humilié des rescapés de la période nazie. Que devient l’Histoire lorsqu’elle se bâtit sur un silence, une humiliation, un plus jamais ça » ? Le second est né en 1604 à Lisbonne, sous l’Inquisition. Enfant d’une famille juive cachée aux traditions interdites, le surnommé Mané se dirige aveuglément, sans identité et sans but, dans un monde obscur, aux croyances et aux angoisses contenues. « Des prières étaient murmurées mais on n’entendait pas ces murmures ; on voyait des bouches ouvertes pour des cris d’angoisse mais on n’entendait ni cris d’angoisse ni plaintes […] comme s’ils ne marchaient pas sur des pierres mais déjà sur un nuage ». Que deviennent dans l’Histoire les plaintes cachées et les noms effacés ? Viktor ne peut grandir sans se confronter aux secrets de son histoire, au passé de ses parents, maîtres et amis. Menasseh, expulsé du Portugal avec ses parents et réfugié en Hollande, ne peut grandir sans ouvrir les yeux sur ses propres cicatrices incomprises, sur les mystères lancinants de son enfance. C’est en étudiant et en étudiant encore qu’il tentera de comprendre.
Par un va-et-vient poétique et attachant entre le passé et l’avenir, le lecteur accompagne les deux frères éloignés par les siècles. On suit Viktor du divorce de ses parents à la découverte de son judaïsme, des révélations et des déceptions de ses recherches historiques à ses réunions étudiantes et révolutionnaires. On suit Menasseh jusqu’à sa mort, dans le demi-jour de sa vie singulière l’enfance passée à traquer les juifs dans une violente chasse aux cochons », la longue marche funèbre qui le mène de Lisbonne à Amsterdam, l’étude théologique, les conversations uniques avec un jeune élève nommé Baruch Espinoza, et la négociation auprès de Cromwell du retour des juifs exclus d’Angleterre depuis quatre siècles.
Par un jeu d’écho talentueux et captivant, rappelant celui que met en scène le temps, l’auteur nous raconte ainsi l’histoire de ces deux enfances sourdes et muettes, de ces deux chemins initiatiques, partagés entre le désir de comprendre le monde et celui d’être compris par lui : « Ce n’était qu’une seule et même chose, l’âme et le monde », entre la volonté de se connaître soi-même, d’éclairer son histoire, son « œil intérieur » et d’appartenir à cette histoire, de faire partie du tout. Ce double conte métaphorique et passionnant de bout en bout masque une véritable philosophie de l’Histoire, très proche de celle de Spinoza celle d’un perpétuel aller-retour entre l’âme et le monde, entre le cri et son écho. L’Histoire apparaît comme l’inconscient de l’individu, une marche anachronique, insaisissable. « Lumières et ombres. Contours. […] Un rêve en suspens, un rêve sans rêveur. » Un esprit supérieur qui ne meurt pas et fait survivre nos ancêtres, une mémoire qui murmure ses propres secrets et éclaire les ombres du passé. Un monde où « tout… avait eu son sens ».