La Croix, 9 février 2006, par Fabienne Lemahieu
Robert Menasse, destins croisés
L’écrivain met en perspective, à des siècles de distance, les vies de deux personnages, pour mieux les singulariser.
Qu’y a-t-il de commun entre Viktor Abravanel et Samuel Manasseh ben Israël ? En quoi l’histoire douloureuse d’un Autrichien né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale peut-elle trouver une résonance dans celle, tragique, d’un juif marrane « chassé de l’enfer » de l’Inquisition portugaise au XVIIe siècle ? Contre toute attente, Robert Menasse mêle les destins des deux hommes. Deux histoires, deux moments de l’Histoire, et un récit, que l’auteur, avec une grande maîtrise formelle, déroule d’un trait. L’intellectuel autrichien, sans rien perdre de la sévérité avec laquelle il considère la société dont il est issu, livre avec Chassés de l’enfer son troisième roman publié en français, une œuvre dense et exigeante, remarquablement traduite, dont on ne perd jamais le fil.
Viktor est historien, qui n’a de cesse de lever les tabous, dans lesquels il a été élevé, étouffé par l’antisémitisme diffus d’une société hypocrite qui refuse de considérer son passé nazi. Privé de ses origines par les silences de sa famille paternelle de confession juive, qui fut victime de la Shoah, il a porté ses recherches sur l’un de ses lointains aïeux – et, probablement ; celui de l’auteur lui-même –, le rabbin Samuel Manasseh ben Israël, réfugié à Amsterdam après avoir subi les persécutions de l’Inquisition.
La vie du théologien, personnage historique qui fut le maître de Spinoza, fait singulièrement écho aux propres souvenirs de Viktor, qu’il partage avec celle dont il fut autrefois épris, à la faveur d’une nuit de retrouvailles. Les amours déçus, les amitiés trahies, l’internat, considéré comme toujours chez Menasse comme un enfermement, l’exclusion, le repli sur soi et le refuge dans l’étude et les livres : leurs histoires se répondent, se ressemblent sans jamais se confondre, dans une narration d’une violence parfois extrême, d’une cruauté mâtinée d’humour noir, d’une tristesse toujours palpable.
Mais ce qui rassemble Viktor et Manasseh ne tient pas seulement de l’anecdote. L’auteur les montre sans cesse entravés dans leurs élans naturels, contraints dès l’enfance à marcher au pas, piétinant, tâtonnant, mais avançant toujours, sans retour ni rédemption possibles. Liés dans une même dynamique, portés par un mouvement semblable et inexorable. Robert Menasse revisite ici Spinoza, convoque Hegel surtout, autour duquel il avait déjà construit La Pitoyable Histoire de Leo Singer (Verdier, 2000), et dont il emprunte largement la théorie du dépassement.
Dans cet élan, la peur et la souffrance côtoient le désir, la parole surgit du silence, le sacré se mêle au profane, la réussite à la déchéance. La liberté, conçue uniquement comme une entreprise de libération, succède nécessairement à la soumission, puisque « c’était précisément par cette soumission [que Viktor] devait avoir l’impression de faire des progrès sur le chemin de la liberté ».
Ces deux-là apprendront, non à trouver leur propre rythme, mais à s’accorder avec celui que leurs parents, leurs professeurs, leurs relations leur imposent. « Cherche toujours le rythme de ton temps », dira à Manasseh un compagnon d’infortune. Ils devront donc trouver le souffle qui leur manque – ils ont notamment en commun la fâcheuse habitude de cesser de respirer sans s’en apercevoir –, pour se conformer aux attentes sociales de leur époque, qui ne tolèrent pas les exceptions. « Tu ne dois pas être le seul, l’exception », assure-t-on à Viktor ; « les exceptions pouvaient détruire les existences », assène-t-on à Manasseh, trois siècles plus tôt. Exigence d’autant plus difficile à satisfaire qu’ils incarnent, chacun à leur manière et tous deux à leur insu, la différence.
Pour eux, alors, « il n’existait qu’une planche de salut : la totalité, le Tout », qui intègre, donc annule, toutes les singularités. Une vue de l’esprit qui s’avérera être un leurre, un principe au nom duquel Viktor accusera en bloc – et à tort – ses anciens professeurs d’avoir pris part au régime nazi. Une impasse, par laquelle Robert Menasse dénonce le danger de penser le monde uniquement à l’aune de principes intellectuels. Ainsi, l’auteur n’envisage jamais de sens qui se dégagerait de son roman – le seul sens à trouver, c’est qu’il n’y en a pas » –, pas de direction, ni de perspective. Il livre simplement une puissante réflexion sur l’Histoire, ses circonvolutions et ses ruptures. Et des leçons que l’on n’en tire jamais – à tort ou à raison.