Les Inrockuptibles, 5 novembre 2003, par Fabrice Gabriel
Un monde en kit
Une fois de plus, un artiste autrichien livre une charge acide contre son pays. Et signe un roman à l’image de son sujet : en morceaux. L’Autriche n’est pas seulement un pays : c’est devenu une sorte d’espace littéraire, un territoire dont l’histoire même interdit aux romanciers de composer innocemment leurs récits. Robert Menasse en apporte la preuve – grinçante – avec Machine arrière, le second volet d’une trilogie dont on connaissait déjà La Pitoyable Histoire de Leo Singer, publié il y a trois ans en traduction française.
Inutile de recourir aux notes en fin d’ouvrage, qui éclairent quelques allusions du texte à Thomas Bernhard ou à L’Homme sans qualités de Musil, pour comprendre que c’est d’un certain état névralgique de l’Europe qu’il est question dans ce récit morcelé, construit comme une enquête à plusieurs vitesses, voire un thriller en kit.
Le décor en est donné dès les premières pages : l’action se passe en 1989 à Komprechts, tout près de la frontière tchèque, ou s’est installée Anne dans le but de lancer une exploitation de produits bio. Tandis que la petite ville agonise lentement, entre la fermeture d’une carrière de granit et celle programmée de la verrerie locale, Anne veut croire à un renouveau possible, elle qui a épousé un jeune homme de quinze ans son cadet et vendu sans regret son appartement de Vienne…
Bien sûr, la situation fleure bon la faillite et la fable : l’Autriche se devine tout entière dans cette Cacanie en miniature, dont le maire ne s’est pas rebaptisé pour rien « Kônig » – c’est-à-dire « le Roi », souverain grotesque et adepte hypocrite du tourisme vert.
Pour assister à cette débâcle kitsch, il fallait un témoin : voici donc un fils prodigue, qui retrouve son pays natal après quelques années passées au Brésil, dans une ville de São Paulo déjà évoquée par Menasse dans Leo Singer. Significativement, le fils s’appelle « Roman » et se fait surnommer par sa mère « Romy », ce qui l’agace : n’a-t-il pas fui très jeune la contrée trop étriquée de Sissi ? Roman est comme l’œil du récit, qui enregistre au caméscope les vides d’un monde gagné parfois par la violence, où le ridicule peut se transformer très vite en tragédie.
La grande astuce de l’auteur est d’avoir organisé son texte en séquences qui se juxtaposent au gré des « pause », « avance rapide » ou « retour » en accéléré vers un crime mystérieux, dont les circonstances ne se livrent que par éclats. Le procédé peut sembler d’abord un peu fastidieux, et la mise en scène inutilement artificielle mais une fois passées les premières pages, on se laisse piéger par ce dispositif qui fait alterner très efficacement thriller et trivialité, réalisme et fantasmagorie, plaisir romanesque et réflexion historique. On cède surtout à l’intelligence critique de Menasse, dont l’ironie fait honneur à une longue tradition d’auteurs mitteleuropéens – ce qui n’est pas rien.