La Croix, 9 novembre 2000, par Jean-Maurice de Montremy
Robert Menasse revisite Vienne, années soixante. Entre Autriche et Brésil, destins de deux jeunes intellectuels autrichiens.
Il y a, vers le début, une scène tout à fait réjouissante qui campe bien la manière de l’auteur. L’étudiant en philosophie Leo Singer réussit à faire venir chez lui sa condisciple Judith Katz dont il est amoureux fou. Volupté suprême : il partage son bain avec elle. Mais voilà qu’au lieu des ébats attendus d’un érotisme torride, commence un discours sur la philosophie totale et terminale du post-hégélianisme, agrémenté de considérations sur la pertinence –ou non– de l’antifascisme.
Car Leo Singer est un infatigable discoureur, un malade de la dissertation. Ce qui lui vaut toutes sortes de déconvenues et mésaventures, y compris avec l’amusante Judith Katz, attendrie mais parfois lassée…
Leo et Judith, issus de familles juives viennoises, viennent tous deux du Brésil, où s’étaient réfugiés leurs parents. Plongés dans l’Autriche des années 60, ils sont de drôles d’oiseaux, déjà latino-américains mais rattachés par mille fils à la vieille Europe centrale. On les suit donc dans leurs vies et amours estudiantines (notamment un voyage à Venise parfaitement raté), mais le récit penche plutôt du côté de Leo, même si Judith y fait des retours surprenants. Un autre morceau de bravoure se déroule à São Paulo où Leo devient, malgré lui, riche et célèbre dans la jungle des spéculations immobilières alors que la junte militaire prend le pouvoir.
Ces tribulations, comme l’indique le titre, sont pourtant « pitoyables ». Velléitaire, Leo vit dans un rêve. Il n’a jamais écrit la moindre ligne de sa philosophie totale. Menteur et songe-creux, il reflète la vanité des intelligentsias et des idéologies toujours plus plates. Quant à l’amour : aime-t-il Judith, ou s’aime-t-il discourant devant Judith ?
Derrière ce livre joyeux – parfois trop bavard –, Robert Menasse cache un regard critique sur la « mort » des philosophies. Il campe néanmoins deux personnages d’une grande présence, notamment celui (plus difficile à traiter) de Judith. Le va-et-vient Vienne-São Paulo, sur fond de diaspora, réserve toutes sortes de surprises supplémentaires.