Libération, 13 février 2014, par Mathieu Lindon
Certaines vérités sur les fromagers
Scènes de ma vie est un livre « inouï », selon Peter Handke qui précise dans sa préface à propos de l’auteur, l’Autrichien Franz Michael Felder, né en 1839 et mort avant d’avoir 30 ans : « Il écrit comme on fait la cour : il courtise une chose (un paysage), une altérité (un être humain), et même, enfin de compte, lui-même. Et ce qu’il veut obtenir ainsi – sans quoi il ne serait pas un artiste – ce n’est pas la possession, mais la justice. » Jean-Yves Masson dans la postface : « Oui, jusqu’alors, dans toute l’histoire de l’Europe, jamais un homme obscur (pour faire écho au titre d’une admirable nouvelle de Marguerite Yourcenar), jamais une de ces vies minuscules auxquelles Pierre Michon a voulu rendre justice, ne s’était racontée en première personne avec une telle fermeté. » Olivier Le Lay, le traducteur, a évoqué dans le Matricule des anges « l’irréductible singularité de l’œuvre et du destin d’un homme qui devint écrivain sans cesser jamais d’être paysan ». Il y a dans Scènes de ma vie une sorte d’oxymoron, comme un idéalisme terre à terre, au sens propre.
Les vingt-cinq épisodes de cette autobiographie qui s’achève avec le mariage de Franz Michael Felder, à 22 ans, sont dépourvus d’anecdotes et de coups de théâtre, comme si l’auteur ne trouvait son intérêt qu’à s’intéresser à ce qui n’intéresse généralement pas. Enfant, il perd bien un œil par la faute d’un guérisseur calamiteux mais n’en tire aucun profit en tant que narrateur. Il y a certes le récit d’une presque noyade mais, comme la victime éventuelle est l’autobiographe en personne, le lecteur n’a jamais vraiment de souci à se faire. Franz Michael Felder parvient parfois à des aphorismes dont la justification est implacable mais qui n’ont rien pour passionner un lecteur contemporain, par exemple : « Les fromagers sont en règle générale des gens très intéressants. » Et cependant le texte est fascinant. « Oui, j’ai pu lire le récit de la vie de Franz Michael Felder paragraphe après paragraphe comme je l’aurais fait des articles d’un texte de loi, avec une prudence et une attention extrême qu’aucune fiction ne requiert », écrit encore Peter Handke. C’est comme si une chape d’honnêteté pesait sur le texte qui attire presque malgré soi dès les premières pages.
Le narrateur est un fils de paysan qui aime lire et, peu ou prou, « les bizarreries de ma nature » en résultent, à moins que ce n’en soit la manifestation. Scènes de ma vie comporte de nombreuses pages sur la solitude et sur la compagnie, sur l’originalité et sur l’utilité, sur la manière d’ordonner le désordre de son existence. Les vaches y jouent un grand rôle et Franz Michael Felder a « pitié » d’à quel point sa famille et lui dépendent d’elles. Il se sent isolé parmi les humains, mais « je ne soupçonnais pas même l’existence de cette fissure qui court à travers la société tout entière et isole les êtres bien plus sûrement que nos montagnes ». Plus loin, il évoque « cette fêlure qui court en tout homme qui s’efforce de faire valoir tant soit peu sa singularité ». Et cependant, lui qui n’est pas un partisan du « sacro-saint ordre ancien », lui qui a tant de mal à trouver la sienne, il acquiert une capacité fructueuse à se mettre à la place des autres. « Oui, même ces paysans, que je ne me figurais qu’attirés par le profit et les plus frustes des jouissances, avaient leurs idéaux. » Très tôt, il a été pris dans un incident qui lui a valu des adversaires et des soutiens. « J’avais désormais autant d’amis que d’ennemis, et j’appris à déduire de la position de chacun le point de vue partisan qui était le sien. L’importance que j’attachais aux amitiés comme aux inimitiés s’en trouva considérablement dévaluée. » Pourtant, lors de l’épisode de sa non-noyade, il est heureux d’être sauvé par qui il aime et respecte. Mais le reste de la population s’en veut d’être restée inerte. « C’était comme si, inconsciemment, chacun s ‘affligeait de ce que ce ne fût pas tant tel et tel, mais bien l’esprit même de la population, qui se fût rendu coupable envers moi. » « L’opinion publique » est un personnage important du texte.
« Tout renaissait à la vie – sauf moi », écrit Franz Michael Felder après une description du soleil sur les montagnes, dans ce lien si proche qu’il a avec les paysages après qu’il a appris à les voir. Il est avide d’éducation mais rétif au « dressage », d’où tant de ses problèmes. Et les problèmes sont difficiles à résoudre dans un village. « Le droit apparaît souvent aux paysans comme un tour de passe-passe. » À Schoppernau, son village natal et mortuaire, un musée lui rend hommage, parce qu’il fut aussi un réformateur social qui, après les années évoquées dans Scènes de ma vie, créa la première coopérative agricole de sa région « pour rompre la prédominance économique presque illimitée des marchands de fromage », dit le site du musée. Hors de Schoppernau, Franz Michael Felder est surtout un écrivain d’une générosité distante et sans ostentation qui suscite une sorte d’enthousiasme discret.