Le Monde des livres, 21 mars 2014, par Nicolas Weill
Jean-Claude Milner, universaliste
Tout embrasser sans écraser le différent ? La réponse du philosophe.
Linguiste et philosophe, Jean-Claude Milner, depuis ses provocants Penchants criminels de l’Europe démocratique (Verdier, 2003), veut nous entraîner dans sa guerre contre une certaine conception de l’universel. Son nouvel ouvrage, L’Universel en éclats, nous fait entrer un peu plus dans cette bataille cosmique. Celle-ci oppose un « universel facile », dévoreur de singularités, qui englobe tout et dédaigne le singulier – ce mauvais universel aurait désormais pour moteur la mondialisation et le marché – à ce qu’il appelle « le nom juif ».
Par « nom juif », Milner forge une fiction théorique qui ne concerne ni les personnes juives, ni leur histoire ni même le contenu de leur civilisation ou de la religion des Hébreux, mais tout simplement l’envers du décor de la modernité occidentale (mais pas seulement).
Ce nouvel essai laisse pourtant entrevoir qu’il y aurait une forme d’universalisme grec acceptable, celui de Socrate (contre celui d’Alexandre le Grand), une manière de se tourner vers l’un sans écraser le différent – la voie en quelque sorte d’un « universel difficile ».
Certes, parler des juifs en tant que simple « nom » a l’avantage d’éviter l’essentialisme raciste. Mais on peut s’étonner de l’abstraction à laquelle le philosophe réduit ainsi la complexité d’une histoire pourtant riche de legs contradictoires, qui ne se résument pas tous à l’étude talmudique. Jean-Claude Milner dialogue ici avec une tendance des intellectuels français de l’après-guerre, heurtés par la Shoah – de Jean-Paul Sartre et Alain à Jacques Lacan –, à confronter la pensée élaborée par la tradition juive à la philosophie occidentale. Culminant avec le passage de l’ancien compagnon de route le philosophe Benny Lévy (1945-2003) du maoïsme à l’orthodoxie rabbinique, ce geste serait à l’abandon.
C’est à un disciple du même Benny Lévy, le romancier et poète Pascal Bacqué, que Jean-Claude Milner porte la contradiction dans Loi juive, loi civile, loi naturelle. Pascal Bacqué se présente comme « étudiant du Talmud ». Dans un article controversé, publié sur le site de la revue La Règle du jeu le 29 janvier 2013, ce dernier avait invoqué Jean-Claude Milner dans une charge contre la loi autorisant le mariage pour les personnes de même sexe qui irait, selon lui, dans le sens d’une « société illimitée », autrement dit d’un « universel facile ».
Jean-Claude Milner, lui, se prononce en faveur de cette législation et récuse ce patronage invoqué. Dans leur correspondance, tandis que Pascal Bacqué, tout en condamnant les violences contre les homosexuels, en appelle aux « lois noachiques » (les sept règles que le Talmud estime s’appliquer aux non-juifs), le philosophe défend l’avancée récente. Pour lui, elle ne crée rien de nouveau, ne trouble pas l’ordre du monde ; elle se contente de supprimer un obstacle (au mariage gay). Cet éloge du minimalisme en matière de loi est sans doute plus convaincant, chez Milner, que la lutte contre l’« universel facile ».