Revue Faenas, nº 1
Collection : Faenas
108 pages
13,18 €
978-2-86432-241-2
janvier 1992
Sommaire
Antoine Martin, Guernica
Mario Vargas Llosa, La cape de Belmonte
Jean-Michel Mariou, États des corps
Francis Marmande, Corps de bois
Jacques Durand, Fins du corps
Joël Jacobi, Les verbes du corps
François Zumbielh, Présence et effacement du corps
Antoine Martin, Les petits de ce monde
Jacques Maigne, Sacrilège
Esplá / Barceló, Un exercice d’éblouissement
Henry de Montherlant, Le cœur et les jambes
Francis Carco, Première corrida
Henry de Montherlant, Mourir
Jacques Faget de Braure, Pampelune
Éditorial
A cuerpo limpio : expression signifiant qu’on aborde le taureau à corps découvert, sans utiliser cape ou muleta pour fixer son attention et le conduire. Si la pose de banderilles s’effectue a cuerpo limpio, c’est surtout dans les quites d’urgence qu’on a recours au procédé » (Claude Popelin, La Tauromachie).
Ce n’est pas une évidence, la tauromachie est avant tout une affaire de corps.
Les toreros ont un corps. Les aficionados aussi.
Les premiers s’en servent plus ou moins pour dessiner leurs œuvres. « Pour toréer, il faut oublier son corps », disait Belmonte (qui revient sous toutes les plumes lorsqu’on les convoque autour de ce thème). « Pour toréer, il faut mettre tout son corps dans la cape et dans la muleta », répondent les toreros d’aujourd’hui. Et bien sûr, la tauromachie tout entière est dans ce paradoxe.
Les aficonados, eux, contraignent leur corps le temps de la corrida. Pas bouger. À la fin, ils le livrent à la rue, debout sur le trottoir de bars prévus à cet effet. Pour laisser parler. Il s’agit, longuement, verre en main, de dire et de redire ce que tout le monde sait : ce que tout le monde a vu. À Séville, après la corrida, les aficionados français du Sud-Ouest sont au bar le Pepe Hillo. Ceux du Sud-Est (« du Midi » disent les autres) au Serranito, un bout de rue plus loin. Au Pepe Hillo, ils essayent d’entourer Zocato. Au Serranito, Jacques Durand. L’aficion française se réchauffe le corps aux feux de camp de ceux qui écrivent. C’est rassurant. En cette féria 2004, une rumeur courait de l’un à l’autre : Francis Marmande n’est pas là ; il chante du karaoké à Kyoto avec un dentiste.
« Longtemps, je n’imaginai la célébrité littéraire que sous l’aspect de la célébrité tauromachique. Je me plaisais à penser qu’un grand écrivain avait un peu la vie d’un matador en renom. Il était personne singulière, hors cadres, hors lois, à qui on passait avec un sourire ses extravagances toujours pleines de grâce. Il entrait à cheval dans les cafés, réglait d’autorité toutes les consommations des buveurs, distribuait des cigares dans la rue, toréait les duchesses, se mariait à tire-larigot avec des filles ravissantes, rapidement rejetées à leur obscurité. On lui cassait, d’aventure, une bouteille sur la tête, un jour qu’on n’était pas d’accord avec son travail, mais cela ne tirait pas à conséquence. Il y avait là tout un programme, que malheureusement les conditions de la vie littéraire en France ne m’ont pas permis de réaliser. » Dans ce texte (Une erreur d’aiguillage) qui date de 1949, l’aficionado práctico Henry de Montherlant rêve tout haut la vie de torero qu’il a songé un jour à embrasser pour de bon. On remarquera que, ce faisant, il préserve le double mystère exigeant de la tauromachie et de la littérature, comme nous ambitionnons de le faire dans chacun des numéros de cette revue.
Du corps du torero, on a tendance à penser qu’il est là pour recevoir les coups de corne ou l’hommage des femmes. Montherlant – qui s’y connaissait en hommages – démontre aussi, à travers l’exemple de Juan Belmonte, que le corps est parfois à l’origine de bouleversements radicaux dans l’art de toréer.
En 1913, Don Modesto, critique taurin d’El Liberal n’en croyait pas ses yeux : « Il donna au quatrième toro cinq véroniques consécutives sans se reprendre. Une chose paraît-il impossible à faire. Faites-en la preuve même si c’est pour toréer une chaise. Prenez une cape par le col, ramenez les bras vers le corps comme si le fauve venait, enveloppé dans les plis de la percale ; marquez la sortie, et répétez ce mouvement cinq fois sans bouger les pieds ; si, peut-être en tournant un peu sur les talons, pour faire face à l’animal. À la cinquième reprise tout le corps vacillera, comme s’il allait tomber. Et la chaise n’a pas de cornes, et ne passe pas en trombe en vous frôlant la poitrine. »
La question n’est évidemment pas : « Avec quoi est-ce que l’on torée ? » Et ce numéro de Faenas, en proposant comme à l’habitude des textes d’hier et d’aujourd’hui, n’a pas l’ambition de répondre à cette interrogation mécanique. « Avec la tête », affirment les connaisseurs ; « avec une muleta ou une cape » disent les journalistes spécialisés ; « avec les couilles (ou avec le cœur) », répondent les professionnels. Mais en choisissant la figure tauromachique et ambiguë du cuerpo limpio, du leurre absent, nous continuerons à nous tenir au plus près d’une « vérité tauromachique » que nous tentons patiemment d’illustrer à travers cette revue et sa collection éponyme.