Impressions du Sud, juillet 1990, par Gil Jouanard
En haut de la page 15 de Chant éloigné, recueil de poèmes de Rilke, jusque-là inédits et rassemblés par les éditions Verdier d’après une excellente traduction de Jean-Yves Masson, on peut lire ces deux lignes :
« Quelle ombre font dans l’instrument et quel murmure les forêts d’où son bois est issu. »
Tout est dit en dix-sept mots. Et tout le reste de la page peut élargir le silence, fidèle à la conclusion de l’extrait de lettre cité en ouverture du livre.
Le bois de l’instrument sonne tel un écho de ce mystère ligneux qui, depuis des dizaines de milliers d’années, ne se résout pas à quitter la nostalgie des hommes. Mystère que Rilke, lui, reçut de plein fouet dans son enfance, en Bohême.
Rilke, on le sait, est né et a été élevé à Prague, la ville de l’architecture musicale. Dans sa note finale, Jean-Yves Masson fait observer que la musique est l’art qui a le moins retenu l’attention de Rilke. Certes Rilke ne parle que rarement de musique. Il se peut même qu’il n’en ait pas été un auditeur assidu. Et pourtant son sens de la musique est manifeste à travers toute son œuvre.
Peut-être a-t-il englobé dans son rejet manifeste de la société pragoise – celle en tout cas de cette bourgeoisie autrichienne dont les siens faisaient partie – cet amour de la musique qui constitue une composante majeure de « l’âme tchèque ». C’était alors compter sans l’effet d’imprégnation distillé par cette ville qui est musique jusque dans son architecture.
Quoi qu’il en soit, la fonction assignée par Rilke à la musique est ici claire : elle est un espace médiateur entre l’homme et le mystère universel. Si émotion il y a, la musique n’en peut être que l’intermédiaire, non la productrice. Et dans ces conditions, on peut supposer que l’abstrait concept architectural mis en œuvre par un Bach ou par un Varese convient mieux à l’écoute du poète desÉlégies que l’énorme, quoique subtile, matière sensible charriée par la mélodie d’un Schubert ou d’un Mozart.
Mais la musique se venge : ces poèmes et ces fragments valent surtout par leur extraordinairemusicalité (au demeurant très fort voulue par Rilke lui-même, il suffit de le lire à haute voix en allemand pour s’en convaincre !), qui en l’occurrence touche bien plus que ne convainc le propos !
Qu’il s’agisse de poèmes élaborés, de textes de circonstance, voire de brefs fragments écrits en français (et marqués par l’influence de Valéry), c’est chaque fois un effet de grandeur, un effort vers l’élévation, dont la substance, un peu rigide et conventionnelle cède sous la poussée du chant. Et finalement, on est enclin à négliger le sens pour écouter la musique, cette musique rilkéenne dans laquelle le silence mélodieux de la forêt finit par recouvrir le jeu de l’instrument.
Il faut lire ce Chant éloigné pour entendre comment un poète se laisse envahir et déborder par la matière qu’il s’efforce en vain de transcender. Il est surpris par l’effet que la musique délivrée par un gramophone produit sur Rodin. Et sans s’en rendre compte, il conclut par une phrase qui explique la cause et la nature de cet effet : « C’est large comme le silence ».
Le pathétique de Rilke, c’est cette peur du silence qui l’étreint et l’isole, seul au cœur de son chant. Il apprit à voir durant toute sa vie, mais à entendre, il n’eut jamais le soin d’apprendre. Car la musique lui était venue machinalement, par inadvertance, dans les rues de la Vieille Ville, entre Mala Strana et le Cimetière Juif. Le long de la Vltava.