Le Monde, 23 décembre 2005, par Patrick Kéchichian
Ce qui est « sauvé dans la parole »
Le troisième et dernier volume des poésies complètes de Nelly Sachs.
La nuit qu’évoque Nelly Sachs est à la fois le lieu du refuge et celui d’un péril sans nom. Elle est en même temps silence et matrice des poèmes : « Je les ai notés tels que la nuit me les a tendus », dit-elle dans une lettre en 1944. Et c’est à partir du silence, où est « la demeure des victimes », que la poésie, passant des ténèbres à la lumière, tente d’élever l’horreur jusque-là où est la transfiguration ». Les lettres de Nelly Sachs, notamment adressées à Paul Celan – auquel l’attachait une grande affection – témoignent de cette même oscillation entre la hantise du désastre et ce qui peut et doit être « sauvé dans la parole ».
Comme pour Celan, le désastre est daté, inscrit dans l’histoire du XXe siècle et au cœur de l’existence personnelle de Nelly Sachs : aucune page de son œuvre n’est dispensée de ce malheur. Née en 1891 à Berlin dans une famille de la bourgeoisie juive, elle publie à la fin des années 1920 ses premiers poèmes et des contes. À partir de 1930 et de la mort de son père, elle vit seule avec sa mère. Avec le début des persécutions antisémites, la vie devient dangereuse, précaire. Elle ne peut plus faire paraître ses textes que dans des revues juives, puis il lui devient impossible d’écrire. En mai 1940, grâce à Selma Lagerlof, avec qui elle est en correspondance depuis longtemps, et au prince Eugène, frère du roi de Suède, elle fuit l’Allemagne et arrive avec sa mère à Stockholm, où elle résidera jusqu’à sa mort, le 12 mai 1970.
À partir de 1943, en même temps qu’un grand poème dramatique, Eli, mystère des souffrances d’Israël, qui garde, dira-t-elle, le souvenir de « la mort de martyr d’un être aimé », elle écrit une série de poèmes, In des Wohnungen des Todes (Dans les demeures de la mort). La première section s’intitule : « Ton corps en fumée à travers les airs » ; dans la deuxième, « Prières pour le fiancé mort », on peut lire ces vers déchirants : « Tu commémores la trace des pas qui s’est emplie de mort/À l’approche du sbire.(…) Tu commémores les mains de la mère qui creusaient une tombe/Pour le petit mort de faim sur son sein. / Tu commémores les paroles éperdues/Qu’une fiancée disait dans le vide à son fiancé mort. »
Composés avant que ne soit connue toute l’ampleur du malheur juif, ces vers seront publiés à Berlin en 1947. D’autres recueils suivront, qui placent incontestablement Nelly Sachs parmi les poètes majeurs de langue allemande, dans la lignée de Novalis, de Trakl et de Hölderlin : Éclipse d’étoile (1949), Exode et métamorphose (1959), et surtout Énigmes ardentes ou, selon une autre traduction, Brasier d’énigmes (1962-1966). En 1960, pour recevoir le Prix des trois nations, elle revient pour la première fois en Allemagne, où elle reste à peine une journée. Elle passe alors quelque temps à Paris auprès de Paul Celan. À son retour, elle est hospitalisée pour dépression. Elle vit des moments de terreur, se croit épiée, persécutée. « Nuit et mort construisent leur pays/dedans et dehors », écrit-elle en décembre 1961 à Celan. La dernière décennie de la vie de l’écrivain sera ainsi ponctuée de fréquents épisodes psychiatriques. En 1966 cependant, le prix Nobel de littérature (qu’elle partage avec le romancier israélien Joseph Agnon) vient couronner son œuvre. « Avec une adhésion, une pénétration poignante, elle a interprété le tragique du peuple d’Israël… », soulignent les académiciens suédois.
Partage-toi, nuit, contient les derniers poèmes de Nelly Sachs écrits entre 1960 et 1970. « Rien, au fond, ne compte que de découvrir un univers secret et invisible ou que d’être, à tout le moins, autorisé à frapper… », écrivait-elle dans une lettre en 1957. D’une tension extrême, parfois mystérieux, ces poèmes semblent dessiner, à travers les ombres et la nuit de l’égarement, comme un au-delà, un horizon. La douleur, l’angoisse et le deuil, tout « ce morceau nu et fumant de calamité humaine » n’en sont jamais les derniers vocables. « L’espace sous les pieds/retiré/non pour s’envoler/mais seulement épuiser toute la douleur des étoiles/qui veulent parvenir à la lumière. » Le poète Hans Magnus Enzensberger remarquait que l’œuvre entière de Nelly Sachs « ne contient pas une parole de haine » et que sa langue reste « habitée par quelque chose de salvateur ».
Ce volume achève la traduction complète de l’œuvre poétique par Mireille Gansel, qui, dans les postfaces dont elle a accompagné chacun des recueils, rappelle les sources bibliques et juives de cette œuvre. Ainsi, la lecture, dans les années 1930, de la traduction allemande du Livre d’Isaïe par Martin Buber et Franz Rosenzweig fut déterminante. Le Zohar et la tradition hassidique font également partie de l’héritage du poète. Mais il serait injuste d’enfermer Nelly Sachs dans cette unique filiation. Elle l’affirme d’ailleurs dans une lettre de 1959 : « La sanctification de l’instant n’est pas dite par les seuls mystiques juifs selon lesquels je m’efforce de vivre. (…) La tradition équivaut à l’acceptation de ce qui a été une fois pour toutes décidé. C’est également un chemin, mais ce n’est pas le mien. »
Quoi qu’il en soit, cette poésie bouleversante, à la fois fraternellement proche de celle de Paul Celan – en raison du drame absolu dont les deux écrivains témoignent – et éloignée d’elle par ses choix formels, reste une parole vivante, une « quête de sens et de lumière, comme l’écrit Mireille Gansel, au plus noir des nuits de l’humain ».