Libération, 8 octobre 2009, par Frédérique Fanchette
Fraîche Tawada
La Japonaise de Hambourg visite Bordeaux et la langue française.
Sur la quatrième de couverture, la parenthèse fait sourire : « Traduit de l’allemand (Japon). » Comme si le Japon était l’Amérique latine et que s’y était implantée une communauté germanique à la faveur de bouleversements historiques. Passée la surprise, il y a aussi cette question. Faut-il un dictionnaire pour lire le Voyage à Bordeaux ? Tout le roman est jalonné de mots japonais non traduits, idéogrammes jetés dans le texte telle une colonie de coccinelles sur un champ de pucerons. Finalement, on préférera l’option lost in translation, pour suivre Yoko Tawada naviguant, en rêveuse éveillée, dans les écarts comiques et poétiques que la confrontation des langues génère.
Yoko Tawada, née en 1960 à Tokyo, vit à Hambourg. Trois de ses livres ont été traduits de l’allemand, mais Train de nuit avec suspects, paru en France en 2005, l’a été du japonais et L’Œil nu (2005 également) s’est nourri d’allers-retours entre les deux langues. Le personnage central du Voyage à Bordeaux, quatrième roman traduit en France, est une jeune femme qui ressemble à l’auteur. Elle s’appelle Yuna, pense encore beaucoup en japonais et vit aussi à Hambourg. Elle a perdu son chat – « déficience rénale » –, sait reconnaître dans le port un cargo transportant des bananes et fréquente une femme plus âgée, Renée, qui fait des conférences sur Phèdre et la met en relations avec son beau-frère Maurice, établi à Bordeaux.
« Piqûre »
Yuna veut apprendre le français, elle a « faim » d’une nouvelle langue, capable comme elle est de manger littéralement un dictionnaire page à page et d’en commenter la texture croustillante ou farineuse. Mais il ne faut pas s’imaginer qu’un amant étranger est le meilleur dictionnaire qui soit et que Maurice pourra faire l’affaire. Les personnages de Tawada sont souvent de passage, se croisent, et ses narratrices décampent à la façon des oiseaux en automne. Donc pas d’intrigue amoureuse dans ce livre pour faire liant. Quand Yuna rencontre un étudiant, le bilan est vite expédié : « Quelque chose chez lui agissait rapidement et infailliblement, comme une piqûre contre les crampes d’estomac. »
Pas de suspense non plus. Yoko Tawada n’a pas besoin de ces ficelles, elle laisse tout juste des fils de soie ici ou là pour retrouver son chemin. Sa marque à elle, c’est l’ouverture permanente à l’inconnu des petites choses, c’est l’art de faire venir des histoires d’un rien, lié aux diableries des mots. C’est celui de « désentortiller » (terme emprunté à la femme de ménage du bureau et gardé précieusement) les idéogrammes qu’elle inscrit au fil des journées dans son bloc-notes rouge.
« Huf »
Un cheval noir peut ainsi très bien attendre la narratrice à la gare de Bordeaux. Huf (sabot) n’est pas très loin du Hof de Bahnhof (gare). Un verger pousser dans une cave, quand une ampoule nue repousse l’obscurité et fait penser à la poire, fruit qui, au Japon, a pour nom « France ». Une maison coûter beaucoup de lambeaux de peau à sa propriétaire.
Yuna progresse dans l’étrangeté des mots, dérobe à une comptable de l’entreprise où elle travaille l’expression « mûre pour une cure », pour aussitôt le regretter. Et puis, rendue inconsolable après la mort de Tamao, elle invente ses formules. « Chercher un chat dans la mer. » Ce qui ne veut pas dire que la recherche ait été vaine, « mais qu’on peut trouver de tout dans une mer, même ce à quoi on ne s’attend pas ».