La Quinzaine littéraire, 16 avril 2012, par Sophie Ehrsam
Le Japon vu d’ici et d’ailleurs
Regard sur le Japon post-Fukushima : celui de Yoko Tawada, Japonaise qui vit en Allemagne et écrit une partie de ses œuvres en allemand. À la faveur de son éloignement géographique, et aussi grâce à une perspective historique, elle livre une belle réflexion sur l’insularité et l’altérité.
Qui s’attend à un livre centré sur les événements de mars 2011 doit être averti : ce volume rassemble les écrits de Yoko Tawada au moment de la catastrophe de Fukushima, mais seulement en deuxième partie, après trois « leçons de poétique ». Présente au Salon du livre qui mettait cette année le Japon à l’honneur, Yoko Tawada a expliqué que ce Journal des jours tremblants, écrit en japonais, était – à l’origine du moins – plutôt destiné à un public japonais, tandis que les trois Leçons de poétique, écrites en allemand peu après Fukushima, étaient plutôt de l’ordre d’une conversation imaginaire avec un ami occidental pour lui faire comprendre ce que c’est que le Japon.
Le Journal offre une réflexion sur la société japonaise d’aujourd’hui, avec des références qui ne vont pas de soi pour un lecteur non japonais, sur les différences de développement d’une région à l’autre du Japon, par exemple. Mais la réflexion de Yoko Tawada est aussi nourrie de comparaisons avec d’autres pays, l’Allemagne notamment, sans doute peu évidentes pour un lectorat japonais. Sa connaissance profonde des deux pays et le fait qu’elle a vécu les événements de loin, qu’elle a pu percevoir un autre traitement médiatique de la catastrophe, entre en résonance avec les réactions de ses amis du Japon et d’ailleurs. Elle en vient à décrire un Japon centralisé aux accents nationalistes, où Tokyo se doit de rayonner pour entretenir l’image d’un Japon florissant, quitte à ce que certains se sacrifient au nom de la patrie. Il semble que, malgré une géographie en archipel, le caractère de ce qui est local, régional, ait été gommé ; que plus largement toute entité collective où le dénominateur commun n’est pas l’appartenance au Japon ait disparu, en particulier depuis la défaite de 1945. Et on arrive à ce paradoxe d’un pays habitué aux catastrophes naturelles et douloureusement familiarisé avec les conséquences néfastes du nucléaire qui tire sans ciller un tiers de son électricité de l’énergie nucléaire. Yoko Tawada elle-même n’avait pas perçu la force d’un tel paradoxe avant la catastrophe.
Les trois Leçons de poétique raviront tous ceux qui veulent mieux connaître le Japon et tous ceux qui s’intéressent à la traduction. Elles brossent un portrait de l’archipel nippon dans un ordre globalement chronologique, bien que Yoko Tawada pratique de réguliers allers-retours entre passé et présent : la première partie, « Les Croyants traduisent », se concentre sur les premiers contacts entre le Japon et l’Occident, essentiellement religieux, avec les Portugais venus convertir les Japonais au christianisme, la deuxième, « Les marchands traduisent », sur les échanges entre Japonais et Hollandais, ces derniers ayant longtemps eu le monopole du commerce occidental avec le Japon, et la troisième, « La modernité traduit », introduit l’arrivée de la puissance américaine et d’une multiplication des échanges dans tous les domaines. Influencée de son propre aveu par des auteurs comme Barthes et Todorov, Yoko Tawada fait se croiser, hier et aujourd’hui, les regards du Japon et de l’Occident sur eux-mêmes et sur l’autre, en s’appuyant autant sur des exemples historiques que sur ses propres étonnements de Japonaise en milieu occidental. Tout cela en traduisant sa pensée dans une langue autre que le japonais, peut-être pour mieux éviter les écueils d’une pensée « nippocentrée ».
Sans Fukushima, les Leçons auraient sans doute été différentes, mais elles constituent en tout cas un beau voyage, de Tokyo à Hambourg en passant par Amsterdam et Johannesburg, de la religion au cinéma en passant par la médecine le théâtre. On y croise des lapins de Pâques, des « haut-landais », des « pieds-de-cochon », mais aussi des figures comme Kant, Freud, Linné. Ces éléments qui semblent épars comme autant de bois flottés sont en fait liés : tout est affaire de perspective, de rapprochement. Une Japonaise peut s’étonner de l’imagerie « païenne » (lapins, sapins) qui accompagne actuellement les fêtes d’une Europe autrefois très chrétienne, un voyageur allemand de l’époque des Lumières peut se faire passer pour un Hollandais (son accent, dira-t-il, lui vient des hautes terres et non des « pays-bas ») pour obtenir le droit de séjourner au Japon, un Coréen peut voir dans la sandale et la chaussette japonaises qui séparent le gros orteil du reste du pied l’image d’un pied de cochon. Au fil d’une pensée qui embrasse aussi bien le quotidien que des ouvrages érudits, tout est décomposé pour mieux comprendre quel prisme fait voir quoi à qui. Dialogue de langues et de cultures.
La traduction de la Bible est un sujet de prédilection des traducteurs, mais que sait-on de la première tentative pour traduire la Bible en japonais ? Belle gageure dans une langue qui n’avait à l’époque pas de mot pour englober tout ce que l’amour chrétien peut recouvrir, une langue sans Dieu unique, dans une culture où l’amour n’est pas toujours perçu comme une vertu ou un idéal, et qui n’envisage ni commencement ni fin du monde (soit ni Genèse ni Apocalypse).
L’apport de la présence hollandaise au Japon se traduit davantage en termes de culture scientifique, médecine et botanique notamment. Mais le détour par ce méandre hollandais permet aussi une réflexion sur les proximités entre les langues (de l’allemand au néerlandais, voire à l’afrikaans, la distance n’est pas si grande) et sur le « bouturage » des langues : une langue peut se développer à distance de la langue-mère (ainsi l’afrikaans a évolué différemment du néerlandais) mais quid du terreau où elle est transplantée ? La langue du colonisateur est souvent mal acceptée par les colonisés, que ce soit l’afrikaans en Afrique du Sud ou le japonais à l’époque où la Corée était sous domination japonaise. Dans le cas d’une langue utile mais non imposée, d’une présence tolérée mais très circonscrite, comme celle des Hollandais a pu l’être au Japon, il est peut-être plus facile pour une civilisation de faire son miel de cette langue et de cette présence sans qu’elles prennent le dessus sur sa culture d’origine.
C’est l’irruption de l’Amérique sur le territoire japonais au milieu du 19e siècle qui donne le jour, dans l’imagination littéraire et artistique du début du 20e, à la figure de la geisha telle qu’on la rencontre chez Puccini et Brecht, contribuant par là à équiper la culture japonaise d’une figure désormais connue dans le monde entier. Pourtant, souligne Yoko Tawada, Madame Butterfly « est sans doute une espèce rare de papillon […] une geisha monothéiste capable de s’entretenir couramment en italien avec un Américain et, en plus, elle se suicide comme un samouraï ». La pièce de Brecht La Judith de Shimoda est inspirée d’une pièce japonaise, L’Histoire d’Okichi l’étrangère de Yamamoto, qui a transité par l’Angleterre et la Finlande avant d’atterrir chez le dramaturge allemand en exil – encore une belle histoire d’échange et de langues. Sous la plume des Européens, la geisha devient une figure sacrificielle, une incarnation de la nation, comme si ces auteurs projetaient sur elle des attitudes plus propres à leur culture (sacrifice plus ou moins christique, anti-américanisme) qu’à la culture japonaise – du moins jusqu’à la seconde guerre mondiale.
Un an après un événement qui a mis le Japon sur le devant de la scène, révélant la nécessité pour ce pays et pour les autres de réajuster leur vision de l’archipel et de l’identité nipponne, ce livre donne à voir une pensée originale qui tente de faire la part des choses entre isolationnisme et ouverture, préservation d’une identité ou dilution de celle-ci. Le fait d’écrire, dans sa langue et peut-être encore davantage dans une autre langue, permet manifestement de se poser de bonnes questions, en évitant les écueils de ce que l’on croit savoir de soi-même ou de l’autre.