Le Matricule des anges, septembre 2014, par Thierry Cecille
La Traversée des langues
Comment vivre entre deux pays, entre deux mémoires ? D’origine russe, Luba Jurgenson raconte ce voyage, fertile en épreuves et en rencontres.
Nous avons eu naguère déjà l’occasion de saluer le travail de Luba Jurgenson : qu’il s’agisse de tenter de penser la Shoah ou le Goulag (L’Expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, de nous permettre de redécouvrir l’œuvre de Julius Margolin (son Voyage au pays des Ze-Ka puis son Livre du retour, tous deux édités par Le Bruit du temps) ou de se faire passeur de textes essentiels en les traduisant (Chalamov mais aussi Grossman ou encore Guirchovitch…), nous entendions dans ces pages un timbre particulier. Aujourd’hui, Luba Jurgenson parle d’elle, et nous retrouvons ce ton, à la fois modeste et parfaitement dosé, cette tenue qui lui est propre.
Une part de l’émotion qui s’éveille à la lecture de ce récit vient de cette impression, de cette hypothèse : il semble que Luba Jurgenson ait tout d’abord souhaité nous offrir, en cette succession de courtes séquences, une réflexion sur son travail de traductrice, réflexion en partie théorique, linguistique – mais que peu à peu, les souvenirs affluant, le récit soit devenu plus autobiographique et personnel. C’est qu’il s’agit en vérité d’approcher ce qui est devenu pour elle une certitude : loin de n’être qu’un outil, notre langue nous fait ce que nous sommes, est bien plutôt une sorte d’univers personnel, de monde intime au sein duquel nous naissons, vieillissons – puis mourrons. Nous faisons donc la connaissance d’une Luba enfant puis adolescente : nous sommes dans les années soixante-dix, elle vit à Moscou entre sa mère et sa grand-mère (il n’y a pas de père – nous apprendrons pourquoi ultérieurement) et le français est tout d’abord comme une échappée, une fenêtre sur un monde moins sinistre que celui qui les entoure, en bref « la langue de la fuite », d’abord dans l’imaginaire puis dans la réalité. Elle parvient à entrer à l’école française, en fait, précise-t-elle, « une école soviétique comme les autres où l’on apprend le français » et dès lors elle doit, pour l’avenir de la famille, « attraper rien moins que la France ». L’URSS est en effet « un pays où les enfants doivent protéger les rêves des adultes » et la France représente pour ces femmes le rêve de la liberté. Mais son enfance se vit avec et dans les mots russes : « Mon français n’a pas d’enfance, c’est une langue née adulte. Pas de petites locutions familiales, pas de jargon scolaire, pas de séjours à la campagne ni à la mer, riches en locutions du cru, pas de grand-mère qui m’aurait récité des contes. » C’est avec une sorte de nostalgie maîtrisée qu’elle évoque aussi l’accentuation si importante en russe, ou la valeur des diminutifs, quasi intraduisibles, qui « permettent d’apprivoiser le monde » ou d’éveiller la pitié : « Un coup de baguette magique et chaque chose est à plaindre. À travers le suffixe diminutif la matière exhibe son être pitoyable ». Mais la langue n’échappe pas à la société qui la parle et parfois l’appauvrit : en ces années brejneviennes, « la pénurie avait atteint les mots » – et ce n’est qu’une fois en France qu’elle apprendra (une page réjouissante le raconte en détail) qu’il existe « l’éponge grattante » mais aussi « le grattoir vert », « des chaussons, des pantoufles et des charentaises, sans parler des babouches », « les agrafes et les trombones », la marmite, la cocotte et le faitout »… C’est qu’« il est difficile de soumettre une population qui a un nom spécial pour chaque objet quotidien, il faut d’abord l’en priver ».
Luba a 17 ans, le 1er juin 1975, quand les trois femmes parviennent enfin à émigrer en France – elles ne sont qu’un exemple de cet exode qui concerne, en ces années, de nombreux juifs dont l’URSS consent à se débarrasser. C’est désormais le russe qui devient pour elle une sorte de langue sinon étrangère du moins éloignée, à distance quand naît en elle le désir d’écrire, elle ne peut alors y parvenir qu’en français. Puis, quand elle devient traductrice, c’est du russe au français et non, ce qui est plus fréquent, de la langue seconde vers la langue maternelle : c’est donc, pense-t-elle, dans « le mauvais sens », « nageant à contre-courant » qu’elle poursuit depuis cette tâche.
Elle s’efforce donc d’analyser en quoi consiste cette « expérience d’habiter le langage – d’être habitée par lui – en double ». En vérité, confronté aux mots, celui qui écrit ou traduit n’est jamais assuré de rien : dès les premières pages, Luba Jurgenson file avec justesse la métaphore des « éboulis ». Jamais le chemin n’est certain, tout tremble sous les pieds, le sol menace de se dérober – mais Hölderlin l’assure, et rassure : « Au lieu du péril croît aussi ce qui sauve ». C’est quand le silence effrayant menace de l’emporter qu’un mot s’allume, lueur au loin vers laquelle marcher.