Le Monde des livres, 14 novembre 1997
Ennemies du peuple
À côté des grands témoignages de l’idéologie concentrationnaire soviétique, ceux de Chalamov, de Soljenitsyne ou, différemment, du magistral roman de Vassili Grossman, Vie et destin, il pourrait y avoir ceux, innombrables, des inconnus. De ceux qui, opposants au régime ou communistes fidèles, simples paysans ou idéalistes confiants, furent désignés comme « ennemis du peuple » et déportés pendant quinze à vingt ans de leur vie, pour rien.
Les auteurs de L’Aujourd’hui blessé sont des femmes. Emprisonnées, puis réhabilitées, presque toutes ont fait partie du « lot des années trente ». Leurs témoignages sont d’autant plus saisissants qu’ils émanent d’une génération surprise dans sa naïveté, encore épargnée par l’école de soumission et d’inertie que subiront les suivantes. La plupart ont aujourd’hui plus de quatre-vingts ans, les autres sont mortes, toutes ont pris le risque d’écrire la vie des camps, leur tragédie quotidienne monstrueuse et humaine, parfois bizarrement bouffonne, ou dite sur ce ton presque jovial qu’emprunte ici la fille de Marina Tsvetaieva dans ses lettres à Boris Pasternak. Glaçantes sont les circonstances des arrestations. Un jour, sans raison. Comment celle des autres paraît d’abord suspecte aux fidèles du régime, avant que ce ne soit leur tour. Le mari de la bonne est exécuté ? « Difficile de croire qu’il soit totalement innocent ». Des incessantes disparitions à la torture des interrogatoires, il y a la peur. Et cette voix : « Tant de fois au cours de notre existence il fallut se dire : rien encore n’avait été si dur. »
Marion Van Renterghem