Véra Choults

Véra Alexandrovna Choults est née à Moscou en 1905. Depuis son enfance, elle parlait plusieurs langues. En 1926, elle termina des études littéraires et linguistiques à la faculté des sciences sociales de l’université de Moscou.

Le Moscou culturel des années vingt était en effervescence. Ce fut l’âge d’or de l’art théâtral soviétique. La Journée des Tourbine au MKHAT, Vakhtangov, Mikhaïl Tchékhov, Meyerhold, Taïrov, Mikhoels. Partout naissaient de nouveaux théâtres et sur la scène du théâtre-studio de Rouben Simonov, Véra Alexandrovna entamait sa carrière d’actrice. Son arrestation y mit fin en 1938.

C’est en 1953 que j’entendis pour la première fois parler de « tante Véra », quand elle revint à Moscou de relégation. Des camps aussi revint mon père, un diplomate, qui fut le premier ambassadeur d’URSS en Belgique. Il me dit un jour : « Tante Véra veut faire ta connaissance, elle t’invite au théâtre voir L’Oiseau bleu. »

Nous voilà donc au théâtre. J’avais onze ans. Je me tortillais dans un fauteuil du parterre, sur le dossier duquel était gravé le nom de K.S. Stanislavski. Ce qui se passait sur la scène m’envoûtait littéralement et j’en oubliais presque cette femme âgée assise à côté de moi, qui me regardait au lieu de regarder la scène.

Après le spectacle, elle m’accompagna jusqu’au métro et me tendit son numéro de téléphone inscrit sur un bout de papier. Elle me demanda de venir la voir, me serra dans ses bras, m’embrassa. Puis son image s’évanouit, chassée par les nombreuses sollicitations de la vie. Pouvais-je alors comprendre qu’elle attendait notre rencontre depuis dix ans ?

Je suis venu au monde au printemps 1942, dans un trou perdu de la région de la Volga. C’était l’exode. À la fin de cette année, ma mère mourut dans un incendie. Véra Alexandrovna, sa sœur, l’apprit, elle se trouvait alors reléguée dans les steppes désertiques de l’Aral et souffrait de ne pouvoir m’aider. Sans m’avoir jamais vu, elle me portait un amour presque excessif. Elle pensait à moi, pleurait de ne rien pouvoir faire, elle, la reléguée sans droits qui devait se présenter au NKVD et qui ne mangeait pas à sa faim.

À l’époque, elle nourrissait un rêve : si elle avait la chance de survivre et de revenir chez elle à Moscou, avant toute autre chose elle m’emmènerait voir le spectacle préféré de son enfance, L’Oiseau bleu. Une pièce qui avait marqué la vie de l’intelligentsia moscovite au début du xxe siècle. Qui par son humanisme et les valeurs qu’elle décrivait devait inspirer aux enfants dès leur plus jeune âge de bons sentiments envers les parents, les animaux ; qui devait leur apprendre à préserver avec reconnaissance les dons de la nature : le pain, l’eau, la lumière, la chaleur du foyer…

Après cette première rencontre, presque trente ans passèrent. Durant toutes ces années, l’existence de Véra Alexandrovna ne fut pas facile. Après seize années d’errance, elle vécut pauvrement, assurant avec difficulté le quotidien. Elle travaillait dans une école, y enseignait les langues étrangères. Elle habitait avec son fils et sa mère une petite chambre de neuf mètres carrés.

Elle écrivit ses souvenirs au début des années soixante. Ni elle ni moi à l’époque ne pouvions imaginer qu’ils pourraient être publiés dans notre pays. Derrière sa porte fermée à triple tour, et après avoir obtenu des siens la promesse du secret et du silence, elle me lisait ces lignes amères d’une voix égale et paisible.

Le rétablissement de la vérité et de la justice envers les victimes de la terreur stalinienne lui insuffla de nouvelles forces. Deux ans plus tôt, elle disait encore : « Je croirai aux changements, lorsque l’on publiera Le Requiem d’Akhmatova. »

Aujourd’hui, Véra Alexandrovna a plus de quatre-vingts ans, mais elle ne cesse de m’étonner par sa rigueur intransigeante et l’intérêt insatiable qu’elle manifeste pour ce qui se passe aujourd’hui dans notre pays. Malgré ses jambes malades, elle est toujours prête à se rendre dans la banlieue de Moscou pour voir le film La Commissaire ou à courir à une exposition de Bielov. Sa table croule sous les coupures de journaux et de revues, constellées de points d’exclamation à l’encre rouge.

(Alexandre Roubinine)