Dernières nouvelles d’Alsace, 4 octobre 2014, par Veneranda Paladino

Dans le corps du bilinguisme

La romancière et traductrice franco-russe, Luba Jurgenson a enregistré le tracé sensible de la physique de son bilinguisme. Aussi profond que la peau.

« Au lieu du péril croît aussi ce qui sauve ». L’expérience a forgé le corps autant que le cœur, cadencée sur le pas qui gravit peu à peu la montagne. Rien qui ne soit risqué puis gagné alors que le sol mouvant, instable menace l’avancée. Saisissante, l’image d’une progression vers les cimes, contient toute la physicalité qu’ausculte Luba Jurgenson l’écrivaine et traductrice lorsqu’elle aménage un passage entre le monde en russe vers le monde en français. En elle, vivent au moins deux langues. De l’expérience très concrète, donc physique, émotionnelle, d’être habitée par le langage – en double –, elle témoigne dans un essai stimulant qui s’engouffre Au lieu du péril.

Dotée de souffle et de puissance,la métaphore dit dès l’entame l’acuité, l’intelligence sensible qui anime ces quelque 120 pages dont il faudrait souligner chacune des phrases tant elles relèvent du silence, une polysémie incarnée.

Il y aurait autant de vies, de mondes, de façons d’être que de langues en nous ? L’idiome maternel ne serait que le point de départ d’une traversée au long cours, le vent dans la bouche.

« En russe, je marche plus lentement » : cela date du temps où les Russes avaient l’éternité devant eux, écrit Luba Jurgenson. Il est étrange de penser aujourd’hui que tout ce que j’ai dit ou pensé avant le 1er juin 1975 c’est-à-dire jusqu’à l’âge de 17 ans, a été dit et pensé en Russe. Cela me fait une vie antérieure. »

Conjuguée à tous les temps et modes, Luba Jurgenson en ausculte – voire traque – les signes physiques, les sensations. Sismographe de l’instant, elle enregistre les nuances, les gestes surgis, façonnés par chacune des langues. Patiente et lente progression dans le maquis des langues, au gré des passages manquants, des pertes, des non-équivalences perpétuelles. En donnant la parole au bilinguisme, l’auteur fait le récit d’une transplantation, et mesure les écarts entre corps d’origine, corps jumeau mais pas habillé pareil, corps potentiel. Au miroir de l’expérience singulière de Luba Jurgenson, chacun par-delà sa langue pourrait traduire sa vie, aimer dans une langue étrangère, renouveler ses mots afin d’éviter la redite. Et tout en restant rivé à lui-même, devenir ce locuteur ambidextre et partir très, très loin.