La bivalve
« Le couple est attablé, sur la chaussée, devant un petit restaurant de poisson, mangeant des coquillages. Un vent venant du port soulève comme des feuilles les coins de la nappe, on dirait qu’il cherche des secrets. Mes jambes sont ficelées par une corde mouillée, je suis au pied de la table. Je ne peux pas voir tous les coquillages posés sur un lit de glace dans une grande assiette argentée. Les piétons ne font pas attention à moi. Mon corps leur rappelle sans doute un colis postal plutôt qu’une sirène. Le couple aspire, sirote et soupire, il me jette de temps en temps des coquilles vides. Prudemment, je les prends dans les doigts, et je les place entre ma peau et la corde de paille. Les coquilles sont soit des valves en éventail, soit des hélices. J’ai la langue desséchée et râpeuse. “Puis-je boire un verre d’eau ?”, demandé-je. Le couple ne répond pas. »
On s’aperçoit tout de suite que les yeux de Marseille, la ville portuaire, voient jour après jour depuis des siècles des visages étrangers. Ici, je me suis sentie aussitôt détendue, libérée des regards sceptiques et inquisiteurs des paysans qui me gênaient en province. Avant d’aller à Marseille, j’avais séjourné dans une ferme pour un projet de film. Les paysans étaient hostiles aux étrangers, et en même temps ils voulaient les retenir. À Marseille, je pouvais me reposer, je me promenais et faire des courses sans qu’on me voie.
« Le couple s’essuie réciproquement la bouche graisseuse avec ses serviettes froissées tout en discutant du programme de la soirée. Le couple veut maintenant partir voir son fils. Le couple dit qu’il a réussi aujourd’hui un examen important. Je tente d’expliquer gentiment que je ne peux pas venir. “Je dois me lever tôt demain, comme toujours, et travailler toute la journée au Centre de poésie.” “Oui, oui, on sait. Tiens-toi tranquille, et pas de prétextes à la noix !” Le couple me charge dans le coffre et la voiture démarre. L’obscurité sent le poisson pourri et l’huile de graissage.
Le fils ouvre la porte, il ne semble pas remarquer ma présence. Cela me soulage de savoir que je ne dois pas lui parler. Je n’ai aucune fonction dans cette visite, je n’ai pas la moindre envie d’être là, mais le couple a besoin de moi. Même le fils chéri ne peut occuper ma place. Trois verres et une bouteille sont déjà posés sur la table. Le couple m’attache à une chaise pour que je ne tombe pas. Ils boivent du vin et toutes les dix minutes, l’air surpris, ils disent : “Oui, on est vraiment bien ici.” »
J’étais tous les jours de neuf à seize heures avec d’autres auteurs et traducteurs dans la bibliothèque du Centre de poésie. Nos textes sont traduits, mot à mot d’abord, puis adaptés dans l’autre langue. A-t-on jamais tellement de temps pour discuter si précisément d’une phrase, parfois même d’un seul mot ? Les voix, la respiration, la chaleur corporelle et aussi le silence que dégageaient les livres depuis les rayonnages.
À midi, nous mangions dans la cour intérieure de l’ensemble de bâtiments dont fait partie le Centre de poésie. Ce n’était pas un restaurant de luxe, il était plutôt simple et bon marché. Si le bonheur des papilles est si grand dans ce restaurant – pensais-je –, le niveau gastronomique de cette ville doit être très élevé. Il y avait dans chaque bouchée un espace liquide où se développait quelque chose de sucré. Je ne veux pas dire un goût sucré au sens strict du terme, mais une approbation du plaisir de la langue. Là où j’habite, à Hambourg, on méprise tout ce qui est « sucré ». Là-bas, ni le mousseux, ni le vin ni le café ne doivent être sucrés ; même d’un gâteau, on attend une certaine discipline, il ne doit pas être sucré, si possible. Pourquoi donc ont-ils peur du sucré ? Un goût sucré aurait-il quelque chose de puéril, de superflu ou de fallacieux ?
« Le couple me dit de me lécher le pli du bras. Le vent a déposé sur ma peau une couche légèrement salée. Sous cette couche, la chair a un goût sucré. Ce goût me surprend, il me fait penser à de la pourriture. Est-ce vraiment moi ? Je ne connais pas mon goût habituel. L’insuffisante connaissance de soi. Le couple me referme comme une chaise pliante et me dit de me lécher les rotules. La peau est blanchâtre et sèche. Ma salive lui rend humidité et souplesse. Je dis : “C’est sucré, ou plus exactement…” Le couple m’interrompt : “Allez, continue ! Nous n’avons plus beaucoup de temps.” “Je n’ai pas l’intention de négliger ma tâche, mais je ne peux pas lécher pendant que je parle.” “Continue ! Cesse de philosopher !” »
Avant le début du tourisme volant, les Japonais devaient prendre le bateau pour venir en Europe. Même après la construction du canal de Suez, la traversée durait plus d’un mois, et Marseille était généralement la première ville européenne où l’on pénétrait. Dans leurs livres, quelques écrivains japonais importants ont écrit sur cette ville qui représentait pour eux l’accès à l’Europe. Dans mon cas, la première ville européenne fut Moscou. L’Europe a des allures très différentes selon l’entrée qu’on emprunte.
« Le couple m’ordonne de ramper dans un tas d’ordures. Cette semaine, les éboueurs font grève, on voit à chaque coin de rue des tas haut comme un adulte. Je tire bien la langue et je me fraye un chemin à travers une masse douceâtre. Des peaux de fruit, des sacs en plastique, des bouteilles vides, du papier humide. Cette masse est chauffée par le soleil, une pourriture douceâtre. Ma peau se met à fondre, j’essaie d’avancer, mais ma chair à demi liquide tarde à me suivre. “Mon corps n’est plus solide. J’ai l’impression de pouvoir devenir tout ce que je veux sauf une humaine.” “Ferme-la !”, crie le couple en me donnant un coup de pied. »
Lorsqu’en 1918, l’écrivain Tooson Shimazaki atteignit Marseille après trente-sept jours de traversée, on lui remit au port une lettre de son ami du Japon. L’ami savait que la lettre arriverait à Marseille plus rapidement par la voie terrestre, à travers la Sibérie, que le bateau. Il envoya donc la lettre le jour même du départ de l’écrivain. Une course entre la lettre et le corps du voyageur. De nos jours, nul ne s’étonnerait qu’une communication arrive à destination plus vite que le voyageur. Qui volerait plus vite qu’un e-mail ?
Mais combien de temps faut-il à un poème pour rejoindre la rive d’une autre langue ? Dans une traduction littéraire, la vitesse est restée la même malgré l’évolution de la technique. Dans sa lenteur, elle touche des plaies et sources de plaisir oubliées.
« Le couple regarde pendant qu’on m’opère. Quelques minuscules escargots se sont formés sur ma langue. Il faut les couper, sinon on ne peut plus parler sans se blesser le palais. Le médecin attache ma langue à une table d’opération grande comme sa paume et vaporise un anesthésique au centre de la langue. Elle tressaille, elle veut s’enrouler jusqu’au fond de mon gosier, mais heureusement, elle ne peut pas bouger. Avec une pincette, le médecin saisit chaque petit morceau dur par le bout, tire dessus et le tranche avec son coupe-ongles. Le sang noir jaillit et recouvre toute la surface de la langue. Le couple est assis, tremblant, dans un coin et dit soudain : “Si tu nous attaques, nous te ferons supprimer.” Qu’est-ce qui leur fait dire ça ? Je n’ai rien fait. Pourtant, ils savent qu’un jour, malgré moi, je tuerai quelqu’un. Le couple a l’air tout petit, aussi petit que la pincette du médecin. C’est peut-être l’effet de la fameuse perspective centrale. »
À Marseille, les visages ont une force d’attraction calme. Ils font l’effet d’une réserve où l’on peut trouver à l’infini occasions et allusions, inspirations et incitations.
Peut-être tout visage est-il comparable à un port, pensai-je, assise seule le soir à un café près de l’eau. Or si tout visage est une sorte de port, il est impossible d’énumérer tout ce qui y est déjà arrivé et ce qui y arrivera.
Marseille, 1999
(Texte traduit de l’allemand par Bernard Banoun, revue Passage 3, 2000.)