Le Matricule des anges, nº 103, mai 2009, par Thierry Guichard
Littérature sacerdotale
Né dans un pays au ciel absent après une sœur disparue et avant que ne disparaisse le père, Pierre Michon reçut l’alexandrin avec le patois et l’éblouissement avec Rimbaud. Une fois piétinés ses désirs de révolution, l’écrivain s’est tourné vers une littérature sacrée à laquelle il arrache, parcimonieusement, d’impeccables prières.
On a plus d’une fois jeté leurs noms ensemble, dans des conversations d’aficionados ou des articles de presse Pierre Bergounioux et Pierre Michon, tous les deux limousins mais l’un de Corrèze quand le second est de Creuse. On y associe parfois celui de Richard Millet avec lequel ils partagent ce goût d’une langue héritière de l’école publique et de ce trou-là de France qui fut leur matrice. On pourrait ajouter Mathieu Riboulet et préconiser le label « Région littéraire » au Limousin dont pourtant chacun dit combien il est éloigné de la rue Bottin, du sixième arrondissement parisien où la littérature, dit-on, se fait. « Car s’il arrive que les Limousins choisissent les lettres, les lettres, elles, ne choisissent pas les Limousins. » (Les Onze, p. 51)
Pour Pierre Michon, la littérature se fait depuis onze ans à Nantes qu’il a rejointe pour une bonne part grâce à Jean-Claude Pinson, poète et écrivain, universitaire et lecteur qui l’y avait invité plusieurs fois du temps que l’auteur de Vies minuscules vivait encore à Olivet, banlieue d’Orléans. Elle se fait aussi, la littérature, dans ces silences éditoriaux qui séparent chacun des livres du Creusois, qui sont des siècles pour ceux qui le lisent et attendent chaque année le livre prévu pour l’année précédente. Ainsi du dernier paru, au mitan du printemps : Les Onze, annoncé depuis quelques mois et dont la sortie fut reportée plusieurs fois. C’est que Michon ne donne pas ses livres si facilement. Il n’y a pas plus sévère juge que lui-même et l’on devine le pouvoir de persuasion de Gérard Bobillier, son éditeur, pour le convaincre de donner quarante pages ici, en rassembler quatre-vingt-dix là, mettre un point final à un livre inachevé. C’est chez un autre de ses éditeurs, Joca Seria où parut pour la première fois Abbés, que l’écrivain a proposé de nous retrouver. Il y a seize ans, lorsque nous lui consacrions notre dernier dossier de 1993, c’était hors de chez lui déjà, hors même de sa ville que nous l’avions rencontré : à Paris où les bars écoulaient un beaujolais nouveau que la faconde de notre hôte aurait fait passer pour de l’or en carafe.
On le retrouve tout aussi jovial et chaleureux, plus serein peut-être depuis que « le fils éternel » est devenu père, il y a dix ans. Depuis aussi que sa prose serrée rencontre un lectorat de plus en plus large et lui procure un or plus solide que les beaujolais d’antan en même temps que le corps surnuméraire des rois. Michon l’a assez écrit, les grands écrivains ont deux corps comme les rois : la défroque qui les figure et qui disparaîtra dans le temps imparti à l’homme et le corps glorieux qui lui survivra. En publiant Vies minuscules en 1984, Pierre Michon s’ouvrait cette voie royale et l’offrait aussi à ceux dont il parle dans ce premier livre impeccable et droit, dont le titre est devenu un poncif. Ceux dont il parle, c’est-à-dire ces humbles « spectres anonymes » qui vécurent ou passèrent en terre limousine, qui y moururent ou pas, et dont les défroques n’avaient rendez-vous qu’avec l’oubli si leur biographe en une langue traversée d’alexandrins n’avait transformé leur peu de souffle en huit légendes épiques. Huit légendes plus une : puisque Vies minuscules inaugurait celle de Pierre Michon, leur auteur.
Paraphrasons l’ouverture du deuxième chapitre des Onze : « Il est né on le sait » aux Cards en 1945. On l’a dit aussi : c’était deux mois avant l’armistice, le deuxième enfant d’un couple d’instituteurs. Une fille l’avait précédé dont le petit tombeau glorieux clôt les Vies minuscules : « la petite morte » naquit en 1941 et n’eut pas le temps d’apprendre à « cueillir le proche » puisque six mois plus tard « il y eut un hoquet peut-être ou un envol d’yeux morts, […] la chair se retira de l’été, quelque chose plus étroitement se lia à l’été : Madeleine mourut le 24 juin 1942 au matin, jour de la Saint-Jean, dans la chaleur immense qui se levait sur Marsac, quand le pur éther règne en tyran dans la gorge des coqs, en larmes radieuses s’éparpille, bout dans le cœur d’or des lys, et de là rejaillit au trois fois saint soleil. » Pierre donc lui succède trois ans plus tard aux Cards près de Mourioux où sa mère sera mutée. L’enfant n’a pas 2 ans quand, événement majeur pour l’œuvre à venir, son père fait définitivement ses valises et quitte femme et fils. Il deviendra vite le grand Absent, avec la majuscule divine que la langue maternelle, plus tard, à coups d’alexandrins et de rhétorique latine, tentera d’atteindre. Le fils blond sera élevé par sa mère, fille de paysans, et ses grands-parents maternels qui lâcheront leur ferme pour s’occuper du petit roi. On peut imaginer, un peu, cette enfance où l’amour était donné dans la crainte d’une nouvelle mort, dans la rudesse du patois et d’une terre laissée à l’écart de la modernité, dans le chagrin d’une mère deux fois endeuillée (d’une morte et d’un enfui) mais inflexible dans l’éducation à donner à son fils : « La métaphysique et le poème me sont venus par les femmes : alexandrins raciniens dans la bouche de ma mère […] ».
Une absence majeure donc, et de quoi tenter de combler le vide par cette langue de prières laïques donnée de la bouche de la mère au cœur de l’enfant. Dans Les Onze, Michon offre à son alter ego de fiction, une enfance similaire, mais en bord de Loire et dans une aisance qu’il n’eut jamais. Peu importe, on trouve dans ces lignes de quoi nourrir l’image de petit Creusois blondinet : « il descend en courant le perron de la maison […], ses boucles blondes flottent, et on entend la voix fraîche de sa mère à l’intérieur qui l’appelle, qui déjà s’inquiète de ne plus le voir dans ses jupes. Mon trésor ! Le jour est superbe, et lui-même est beau comme le jour, comme fille, il rit et n’a pas dix ans. […] Je ne vois pas le père. » (p. 45)
En 1984, quand il enverra Vies minuscules au grand Absent, il recevra de lui une réponse qui ne l’invite pas à venir le voir. « Il est mort vers 1990 sans que je le revoie. »
En écho aux poèmes que la mère lui récite, l’école bien sûr trace un chemin vers cette « prière pure » à quoi désormais la littérature va s’identifier. Il y a de belles pages dans La Grande Beune sur cette école de la République, en ces terres préhistoriques. Au fond de la classe du narrateur, instituteur nommé dans le village de Castelnau en 1961, des vitrines exposent des silex et des os très anciens : « Cela venait du siècle dernier, de l’époque barbichue, de la République des Jules, de ces temps où des curés périgourdins athlétiques retroussant leur soutane rampaient dans les grottes vers les os d’Adam, et où des instituteurs, périgourdins aussi, de même rampaient et se crottaient avec quelques mouflets vers l’os prouvant que l’homme n’est pas né d’Adam ; ça venait de là, comme l’attestaient les étiquettes collées sur chaque objet où des noms savants avaient été calligraphiés de la belle main qui caractérise ces temps, la belle écriture vaine, ronde, encombrée, fervente, qu’ils partageaient alors, les naïf, les modestes des deux bords, ceux qui croyaient aux Écritures et ceux qui croyaient aux lende-mains de l’homme ; mais ça venait aussi, quoique plus parcimonieusement, de notre siècle, de 1920 et alors la calligraphie avait déjà laissé de belles plumes à Verdun, de 1950 et la calligraphie s’était à jamais brûlé les ailes et était retombée en cendres, en pattes de mouches, dans les enfers de la Pologne et de la Slovaquie, les camps célèbres pas loin du camp d’Attila mais en regard de quoi le camp d’Attila était une école de philosophie […] ». Tout est là ou presque : la religion et la République, l’écriture et l’Histoire. Seule manque la peinture, si l’on oublie Lascaux. La grande peinture que Michon découvrira plus tard et qui lui servira à peindre, dans ces longues phrases où se condense l’humanité tout entière, le lieu même où il place la littérature : sur le trône d’où les dieux ont chu.
Pour l’heure on le retrouve interne au lycée de Guéret où le petit prince se frotte à d’autres petits princes avec lesquels il faut croire qu’il s’est bien entendu. On ignore exactement ce qu’il lit alors, mais on sait que c’est plutôt la poésie que la prose qui le retient et on pense à Hugo, avant que ne déboule Rimbaud, le prince aux semelles de vent. La poésie de Rimbaud et sa trajectoire de météorite renvoient l’écolier creusois à sa Creuse : cette langue inouïe lui paraît inatteignable et fut pourtant donnée aux hommes par un gamin aussi vieux que lui. Il est possible que la poésie du fils de Charleville ait eu alors le pouvoir de réveiller la vieille honte, celle notamment d’être né dans un trou qu’on se sent incapable de quitter. Il se peut que Rimbaud ait aussi engendré une pulsion d’échec qui collera longtemps à Pierre Michon : il est vrai qu’on n’apprend pas à sauter en plaçant dès le début la barre au-dessus du record mondial…
Rimbaud, « étoile lointaine dans la nuit des collèges », fait une ombre donc, comme les pères font parfois. Dans Rimbaud le fils, Michon apostrophe un poète qui ne serait pas Rimbaud, mais qui lorgnant du côté « des fenêtres muettes du grand poète » reçoit « l’évidence de la niaiserie poétique qui vous tombe dessus […] vos poèmes sont loin de tout compte ; et loin du vrai, vos vers, impuissants à traduire ce que vous êtes, ce vide souffrant qui est en vous, en pure prière sans déchet. En langue de juin. Non, rien ne triomphe avec démesure dans le poème, ni juin, ni la langue, ni vous. Alors vous fuyez : vous êtes déjà à la gare d’Austerlitz, les trains dans le soir sont si beaux quand on s’est défait du fardeau de devoir en parler. »
Le train que le bachelier Michon prend, si c’est un train, le conduit Clermont-Ferrand. Guéret était une grande ville, vue des Cards. Clermont est posée sur le bord de l’horizon derrière quoi il n’y a plus rien pour un Creusois des années soixante. Il entre en fac de lettres et en révolte. L’époque était propice à ça et aux émois puisque dans « la douceur ardente de ce Mai » les femmes étaient « aussi promptes à satisfaire nos désirs que les manchettes complaisantes des journaux l’étaient à flatter notre fatuité » (Vies minuscules, p. 71). Proche de la gauche prolétarienne, maoïste avec toute la foi religieuse qu’il avait placé déjà peut-être, dans la littérature, il s’engage dans la troupe de théâtre Kersaki menée par Alain Françon et dont la scène était les usines ou la rue. Il joue le rôle de Pozzo dans En attendant Godot qui lui ouvre l’univers de Beckett. « C’est mon meilleur souvenir de théâtre. Si j’avais été aussi talentueux pour le théâtre que pour les livres, j’aurais volontiers été acteur. C’est un shoot à la littérature plus physique, très jouissif »
Michon acteur, on pourra voir ça sans prendre la machine à remonter le temps. À 65 ans, « le vieux crocodile » va remonter sur scène l’an prochain au festival d’Avignon pour jouer dans Richard II de Shakespeare : « Le metteur en scène, Jean-Baptiste Sastre m’a vu faire une lecture avec Denis Podalydès à Beaubourg où je lisais les textes de Victor Hugo avec la table tournante. Je faisais Hugo et Podalydès faisait la table. Sastre était là puisqu’il travaille beaucoup avec Podalydès et il s’est dit qu’il me voulait pour faire Jean de Gand. Je suis emballé. »
Retour au passé le théâtre et l’échec politique de ces années gauchistes le renvoient à la littérature. De 1977 à 1980, il écrit « un grand truc dont il reste des morceaux où déjà j’inventais des dieux dans une forme tel quello-lacanienne. Il y a de bons morceaux. J’ai écrit ça par crises. »
Il sera gardien d’hôtel les week-ends à Paris près de Tolbiac avant de faire le prof de français langue étrangère à la chambre de commerce et d’industrie du Loiret. Quelque temps seulement. Ceux qu’il a quittés, cette terre qu’il a voulu mettre derrière lui comme Rimbaud Charleville, le rattrapent et c’est autrement que dans la modernité de l’époque qu’il se met à écrire huit textes brefs, mais plus denses que brefs, autour de ces vies minuscules comme la sienne. C’est dans la langue de Racine plus que dans celle de Pon-ge qu’il forge les rythmes épiques et saisissants de ce qui va lui donner, d’emblée, un nom rue Bottin, un nom dans le sixième arrondissement, un nom plus tard dans les programmes universitaires, un nom dans les livres.
Écrit en 1981-1982, Vies minuscules paraît en 1984 chez Gallimard où il est porté, entre autres, par Louis-René des Forêts, et remporte le prix France Culture. Son écriture, au dire de son auteur, fut une « telle grâce », que Vies minuscules aurait pu clore l’œuvre qu’il inaugurait. C’était sans compter sur quelques compagnons de route, les éditeurs Gérard Bobillier ou Bernard Wallet, Alain Nadaud ou J.-B. Pontalis qui lui passent commandes, mettent parfois, en signant un contrat, le point final à un manuscrit abandonné.
Parmi les grandes réussites de Michon viendront Vie de Joseph Roulin, qui ouvre la série des livres sur les peintres (Maîtres et Serviteurs, Le Roi du bois, Les Onze) et Rimbaud le fils. Dans ce dernier, magistrale autobiographie oblique où c’est le portrait de la littérature qui est donnée, Michon définissait l’injonction à laquelle devait se tenir l’artiste, le poète, le génie. Parlant du photographe Carjat, qui n’était pas ce génie, mais passa à la postérité pour l’avoir photographié en la personne de Rimbaud, Michon écrit qu’il aurait fallu qu’il ne se consacre qu’à un art, « s’y tenir, férocement s’enfermer avec comme dans un sac au fond de quoi on a jeté la mère qu’on a, les enfants qu’on n’aura pas, tous les hommes, et sur ce grand piétinement broder le travail ténu qui vous changera en fils perpétuel ».
Comme on lui fait remarquer qu’à cette injonction-là Pierre Michon a dérogé, l’homme sourit : « Devenir père pour moi a été un changement très bénéfique. En vous entendant lire ce passage, je vois combien je m’étais calcifié dans cette position de fils qui allait tourner mal. J’étais vraiment sous la mère. Devenir père m’a permis de changer la donne. Je suis parjure deux fois par rapport à mes vieux textes : dans l’extrait que vous venez de lire à propos des enfants que je n’aurais pas et dans Vies minuscules où je parle de ma filiation par les femmes, unetelle ayant eu unetelle qui eut unetelle et finissant par « et moi-même enfin, qui ne relancerai pas la ronde. » Hé bien, je l’ai relancée… »
En 1993, quand nous le rencontrâmes pour la première fois, il venait de faire paraître quelques paragraphes du grand roman qui devait clore le siècle littéraire : L’Origine du monde ne vit le jour que sous une forme plus réduite, embryonesque si un embryon peut être puissant et beau : La Grande Beune. Un roman donc, c’est-à-dire à la fois une fiction et du souffle, du souffle et de la distance. Mais un roman inachevé, c’est-à-dire de la fiction, du souffle mais à la place de la distance une énigme. D’autres livres viendront, tirés d’autres commandes, de passages en revues, de naufrages peut-être. Agnès Castiglione offrira à la bibliographie de Pierre Michon son livre le plus volumineux : une succession d’entretiens donnés ces dernières années par l’écrivain. Elle récidive aujourd’hui, avec un livre impeccable dans son projet de faire découvrir ce qu’elle n’est pas la seule à considérer comme un écrivain majeur (Pierre Michon un livre/CD, Cultures France éditions). Annoncé par des passages en revue, puis par les éditions Verdier (qui ont donné à tous leurs livres du domaine français la couleur jaune tournesol choisie pour habiller Vie de Joseph Roulin), Les Onze paraît enfin. Mais qu’il soit magistralement écrit n’y changera rien : notre soif n’est pas prête d’être étanchée.