Le Matricule des anges, nº 103, mai 2009, dossier sur Pierre Michon
Fabrique de légendes
Propos recueillis par Thierry Guichard
La plupart de ses livres ont beau être inachevés, l’œuvre de Pierre Michon depuis ses Vies minuscules jusqu’aux Onze lui confère une place de choix dans la littérature française. Tenu par une injonction littéraire qui touche au sacré, l’homme cherche dans l’écriture les dieux qui ont déserté le monde. Avec un style qui donne à sa prose l’éclat des plus grandes peintures.
Un crâne de statue romaine, un sourire d’enfant éternel, la cigarette à la main, Pierre Michon plaisante et minaude. Il prend une voix qui doit être aux antipodes de celle, muette ou noire, qui doit l’habiter lorsqu’il écrit. Cigarette, et sourire, et minauderies : c’est sa tenue de sortie, de quoi habiller sa défroque sociale. De quoi le rendre délicieux, attentionné, tendre. Le corps glorieux, celui qui joute avec les alexandrins, hisse les grandes couleurs du rythme sur la page et donne, de temps en temps, de courts livres à ses lecteurs, se tient encore peut-être dans sa bibliothèque ou qui sait, comme un marque-page de chair, au cœur d’un livre sur Rome, sur la peinture, l’Histoire ou les faits d’armes de jeunes révolutionnaires. L’homme sourit donc, et fume tout autant. Il téléphone énormément à celle qui, dans les bureaux des éditions Verdier, s’occupe de la presse. C’est que tout le monde la veut cette défroque, ce roi que les lettres françaises, avares en couronnes ces temps derniers, nous ont pourtant donné. Et ça lui fait plaisir au néo-Nantais qui aime le corps glorieux d’un Julien Gracq mais s’est choisi pour le monde, une autre sorte de défroque.
C’est donc plaisant de l’avoir là, assis sur sa chaise, penché sur la table, une main sur le crâne lorsqu’il veut éclaircir un propos. Mais la défroque ne donne pas facilement accès à ce qui gît au cœur de ses livres : « le Verbe vivant ». C’est que, a-t-il écrit : « La littérature s’appelle mur de pierre. »
Pierre Michon, lorsque Le Matricule vous a consacré son dossier de novembre 1993, vous lisiez déjà beaucoup de livres sur la Révolution qui est l’époque à laquelle se déroule Les Onze auquel vous pensiez. Pourquoi vous a-t-il fallu autant de temps pour écrire ce livre ?
J’ai commencé Les Onze parce que je voulais marquer le bicentenaire de la Terreur en 1993. On avait célébré 89 mais pas 93, or ce qui m’intéressait le plus dans la Révolution, c’était la Terreur. Dans le même temps où j’ai eu cette idée, je lisais un très beau livre sur le peintre Tiepolo et j’ai eu comme ça l’idée de croiser Tiepolo avec la Terreur : pourquoi un vieux peintre ayant travaillé avec Tiepolo n’aurait pas pu peindre les gens de la Terreur ? Ceux qui étaient au pouvoir à ce moment-là dans les arts, c’était les néo-classiques, c’était David et ses disciples qui avaient évincé les vieux baroques. J’ai imaginé qu’un baroque, comme l’était Goya, dérivé dans le naturalisme ou le réalisme, aurait pu peindre le tableau capital.
Votre œuvre semble constituée de livres clos (comme Vies minuscules) et de livres inachevés (Le Roi du bois et La Grande Beune, par exemple). Pour le dire autrement : beaucoup de vos livres paraissent être des échecs, magnifiques certes, dans l’ambition dont ils témoignent. Qu’en est-il des Onze ?
Je viens de lire une phrase de Borges que j’ai notée : « Tout est brouillon. L’idée du texte définitif ne relevant que de la religion ou de la fatigue. » C’est très juste pour Les Onze. Parce que Les Onze n’est pas fini non plus. Mais c’est différent des autres livres parce que j’ai tout le matériel pour faire un deuxième bouquin. Qui est quasiment fait et sera constitué de petits paragraphes comme dans « Le Ciel est un très grand homme » (in Corps du roi). Ça n’aura pas la forme narrative des Onze.
J’ai écrit les trois premiers chapitres des Onze vers 1994. Au chapitre trois, je montre le tableau dont je parle. Du coup, j’ai eu l’impression de n’avoir plus rien à dire puisque le tableau était là. J’ai tout arrêté en me disant que ce truc ne verrait jamais le jour. J’en ai donné des morceaux à différentes revues, mais je n’ai jamais cessé d’y penser.
Gérard Bobillier (directeur des éditions Verdier), il y a un an, m’a fait signer un contrat pour ce livre, à un moment où j’avais besoin d’argent. En mars 2008, j’écris le quatrième chapitre pour clore la première partie qui concerne l’Ancien Régime. Et là, une fois de plus, je me dis que c’est fini, que je ne vais pas parler de la Révolution. L’été passe et en octobre j’écris la deuxième partie. D’habitude pour raconter la Révolution, on se met du côté du peuple, l’ombre de la multitude, alors que là, je ne fais intervenir que trois quatre mecs, dans une sacristie. C’est la scène de la commande que je finis, je crois, le 6 novembre. Là, je me dis qu’il faut que je dise comment le tableau a surgi, comment il est apparu comme tableau. Et ça, je ne l’ai pas fait. Je ne l’ai pas fait en forme narrative mais en petits morceaux que je dois copier-coller. Ça sera un autre livre à venir dans six mois ou trois ans.
Quand la fin d’une partie est abrupte, tu te demandes comment repartir puisque tu as là une totalité close qui est bien. Le fait d’avoir seulement ces deux parties, ça fait quelque chose d’énigmatique, un tableau énigme et tout un livre fait d’énigmes qui n’existeraient pas si était développée dans la troisième partie la façon avec laquelle a surgi le tableau.
Cela signifie que ce que vous avez écrit est plus vaste que ce que vous donnez à la publication, comme ça a été le cas avec La Grande Beune ?
C’est le double environ. Pour La Grande Beune, la partie écrite qu’on ne peut pas lire n’apporte rien. Elle continue à atermoyer sans arrêt.
Mais qui sait s’il n’y aura pas une suite à La Grande Beune…
Vies Minuscules, Vie de Joseph Roulin, Rimbaud le fils, Abbés semblent être vos seuls livres clos, non ?
Abbés, c’est un truc qui a été écrit en quinze jours. Ça n’a rien à voir. C’est l’inverse exact des Onze. Pour l’écrire, j’avais très peu de documentation et je l’ai fait en trois coups de cuiller à pot pour le FRAC des Pays de la Loire et un livre collectif Les Passants immobiles publié par Joca Seria. Mais, ça a bien marché. Ça a été merveilleux, parce que je prenais des antidépresseurs à cause d’un souci de santé et le texte est venu tout seul sans aucune culpabilité, sans aucune recherche d’absolu et en même temps avec beaucoup de plaisir.
Il n’y a que trois livres qui atteignent l’ambition qui leur préside : Vies minuscules, Rimbaud le fils et Les Onze. Vies minuscules prétendait tout dire de la formation de l’écrivain, comme La Recherche d’une certaine façon ; le Rimbaud voulait tout dire sur la figure de la littérature en personne et Les Onze vise à dire à la fois la figure du politique et la représentation du politique. Parmi les raisons qui ont fait que j’ai arrêté cette rédaction, il y a eu aussi ma peur devant ce monument fétichisé qu’est, à juste titre, La Révolution française ma peur des historiens, des différentes chapelles qu’on trouve autour de ça.
Si trois de vos livres sont allés au bout de leur ambition, les autres alors n’ont-ils pas été victimes d’une ambition trop grande ?
Quand on commence un bouquin, l’ambition est extrêmement haute. Et il faut la maintenir à cette hauteur-là. Mais on voit une fois de plus qu’on n’arrivera pas à dire sa propre vérité. On ne fait jamais de la littérature. Ce que j’espère, c’est que chacun des livres sera pour des gens qui ne sont pas moi quelque chose comme un objet philosophique. Que cette énigme, qui demeure une énigme pour moi, deviendra un objet philosophique pour tel lecteur, tel exégète.
Il s’agit toujours d’interroger ce que les anciens appelaient les dieux, c’est-à-dire quelque chose qui participe de la nature, qui en fait partie, mais qui ne l’est pas tout à fait. Ni la pensée sur la nature, ni le langage en lui-même, ni la nature en elle-même, mais ce croisement que les anciens appellent les dieux.
Avec chez vous un côté chrétien et sa sainte trinité : le père, le fils et le saint-esprit ?
Beaucoup de gens disent que le catholicisme est la forme païenne du christianisme, des religions du livre. Les vraies religions du livre ont évacué de leur corpus toutes les figures plus ou moins divines, les saints, etc. Ce qui m’intéresse dans le christianisme, c’est que c’est peut-être aussi le reliquat du vieux paganisme à l’intérieur des religions du livre.
Ce qui vous permet de jouer sur le rapport au père absent ?
Bien sûr. Si j’étais né romain ou grec, j’aurais pu parler de Zeus et d’Apollon. J’ai trouvé dans le christianisme, en écrivant les Vies minuscules, cette histoire de père et du fils qui convient à mon autobiographie.
Ne devriez-vous pas mettre la barre moins haut pour achever vos livres ?
Je ne crois pas. Je dirais bien que cette inadéquation entre le projet et ce qu’on est en écrivant, c’est-à-dire un petit bonhomme qui essaie d’avancer, fait ces espèces de blocs d’énigme que sont mes livres. Si je me mettais à parler clairement de mon projet, je le dévaluerais.
Je lis en ce moment des textes sur la Rome antique. J’y trouve des formules que disaient les émissaires du peuple romain en passant la frontière : « je te salue frontière des Sabins, je te salue chêne, etc. » Voilà ce que je veux écrire. Ce moment où le discours est dans une efficacité. Parce que l’émissaire dit bien ce qu’il va faire, déclarer la guerre par exemple, et en même temps, c’est une formule qui appelle les dieux à cette affaire.
Dans Maîtres et Serviteurs un peintre use de la peinture pour figurer le monde et pour lui c’est sa peinture qui devient le monde. N’est-ce pas ainsi que vous envisagez la littérature ?
Bien sûr, c’est tout le contraire de l’essai ou de la philosophie qui essaient de conceptualiser le monde, le rendre un peu plus compréhensible. Ici, ce n’est pas un but de rendre le monde plus opaque, mais c’est simplement de donner au monde l’opacité d’un dieu… Je tourne un peu à vide disant cela. Oui, c’est restituer la dimension sacrée du monde.
D’où vous vient cette vision de la littérature. Est-elle liée à votre statut de fils sans père ?
Le père absenté donc divin Certainement. La mère, j’en ai peu parlé, elle est morte en 2001. II y a le fait que la littérature m’a toujours paru être de la prière pure. Tous les textes que je connais par cœur, c’est de la prière. J’envisage la littérature comme un essai pour se mettre en communication avec le genre humain mais en passant par un tiers absent qui est le divin.
La littérature vient se substituer à l’idylle de l’enfance où le fils est roi, comme vous le montrez de Corentin dans Les Onze ?
Oui, mais avec Corentin j’ai fait du romanesque. Plutôt que le fait de quitter l’enfance et la mère, la césure se fait avec l’apprentissage du langage. Peut-être n’ai-je jamais voulu convenir qu’il était fait pour simplement communiquer mais non pour rester dans son utilisation magique qu’en font les enfants. Les enfants se disent par exemple à l’école que s’ils répètent dix fois : « je ne serai pas interrogé, je ne serai pas interrogé » ils ne seront pas interrogés. Ils croient en cette espèce de grande magie. J’ai toujours cette idée.
Et le langage est la communication aussi avec les grandes puissances. Les grands délires hugoliens de la bouche d’ombre, c’est quelque chose dont je suis très près. Cette communication avec les grandes puissances.
Avec les morts bien sûr, puisqu’ils sont dans l’au-delà de l’humain comme les puissances. C’est ce que j’écris à la fin de Rimbaud le fils : « Qu’est-ce qui relance sans fin la littérature ? Qu’est-ce qui fait écrire les hommes ? Les autres hommes, leur mère, les étoiles, ou les vieilles choses énormes, Dieu, la langue ? Les puissances le savent. »
On trouve dans tous vos livres des passages qui sonnent un peu comme des « arts poétiques ». Par exemple, dans Mythologies d’hiver, l’évêque de Mende demande à Bertran d’écrire un texte en langue populaire sur la vie de Sainte Énimie et la fontaine de Burle en lui donnant ce conseil : « Ce que tu écriras doit être absolu comme la jouissance de Dieu, clair comme l’eau de Burle, et visible comme un arbre ou un plat de lentilles. Rends visible et clair ce qui est absolu. Décris à la perfection un plat de lentilles et l’appétit qu’on en a ; et sans reprendre souffle, décris avec les mêmes mots l’appétit que Dieu a pour la fontaine de Burle. Les barons ne doutent pas des lentilles, ils ne douteront pas de Dieu. » Ces arts poétiques sont des signes que vous donnez à vos exégètes ?
Ça vient tout seul… L’opération magique du poétique est un peu ironisée parce qu’on voit le côté imposteur de ces artistes. La magie, c’est aussi des trucs qu’on a dans sa manche et qu’on sort. Je ne me prive pas de faire des effets littéraires en même temps que mon idée, c’est la grande magie. Mais de temps en temps il faut bien faire des tours de passe-passe et les montrer comme tels pour que le lecteur mette un peu à distance ces histoires de sacré, qu’il les ironise un instant pour que je l’y replonge dedans juste après.
Est-ce que le sentiment d’être un imposteur, un petit magicien face à la grande magie, explique que vous laissiez des livres inachevés ?
Non. Ce n’est pas l’imposture. C’est que vraiment je n’arrive pas à tenir mon sujet assez haut. Alors j’arrête. Les suites de La Grande Beune ou du Roi du bois sont plates, elles ne sont pas bonnes. Je fais le boulot de l’écrivain comme on ferait la messe et je n’en ai pas envie.
Je ne serais plus moi si je faisais un truc plus décontracté.
La question de l’imposture, je me la suis beaucoup posée, pour les Vies minuscules, notamment. Mais je ne me la pose plus. Je crois qu’il y avait un peu de complaisance et un peu de mensonge de ma part. J’ai dit quelque chose de très prétentieux dans un entretien : « je croyais que la littérature c’était tout sauf moi, or maintenant, c’est moi. » (rires)
Je commence à me prendre pour moi et ce n’est peut-être pas bon.
Avez-vous payé votre dîme à la honte, thème récurrent éprouvé par certains de vos doubles, avec la légitimité que vous confèrent les livres publiés ?
Je crois bien que cette histoire de honte retournée en légitimité s’est résorbée quand j’ai écrit « Le Ciel est un très grand homme », dernier texte de Corps du roi qui est un texte fondateur, que j’aime beaucoup. Parce que je me représente moi-même dans ma légitimité sociale d’écrivain, avant de me ridiculiser par l’épisode où je me fais jeter aviné d’un restaurant comme un malpropre. La honte et la légitimité se sont étroitement embrassées et je crois que je m’en suis purgé dans ce texte-là.
La littérature prend souvent prétexte d’une intrigue pour développer sa matière qui est la langue. Chez vous, l’intrigue souvent est peu de chose. Elle n’existe surtout qu’en tant que morceau de « vie » ou plonge dans la grande Histoire. Trouver un sujet est-il difficile pour vous ?
Je ne pense pas avoir de problème avec l’intrigue. Même si l’intrigue est seconde dans mes livres. Si l’intrigue est trop belle, je me dis que je fais un artefact, quelque chose de trop artificiel. Giono par exemple : ses intrigues sont vachement bien, mais on rigole, on se dit : « quel baratineur ». On s’éloigne de la littérature d’énigme. J’aime les livres comme Les Grands Bois d’Adalbert Stifter : un livre totalement énigmatique, fermé. Il n’y a pratiquement pas d’intrigue ou très peu. Dans la littérature contemporaine, dont je fais partie que je le veuille ou non, l’intrigue a beaucoup moins d’importance qu’il y a un siècle.
L’autobiographie oblique telle que l’a définie Jean-Pierre Richard à votre propos ne vise-t-elle pas, plutôt que la révélation factuelle, un questionnement sur votre rapport au monde ?
C’est en tout cas une illustration de mon rapport au monde. J’en ai fait un ressort narratif. Tous les exégètes dès les Vies minuscules ont parlé de moi comme personnage, donc je l’ai intégré dans mon rapport à la narrativité.
Pourquoi est-ce qu’à la fin des Onze, Corentin est décrit comme un vieux crocodile ? Parce que je suis en train de devenir moi-même un vieux crocodile. C’est tout. Le portrait physique de Corentin, c’est moi. Lui aussi a beaucoup laissé tomber la peur de l’imposture. Ce qui compte pour lui – et là, je me caricature un peu –, c’est l’or qu’il doit recevoir. Tout cela sera agencé dans Corentin the return (rires).
Pour Vie de Joseph Roulin, je dirais bien que je suis à la fois Roulin le postier et Van Gogh qui l’a peint. Tous ces personnages sont des aspects de moi-même. Dans Maîtres et Serviteurs, Goya est l’artiste qui veut du blé, chez Watteau c’est l’aspect sexuel – qui revient dans La Grande Beune –, sur le troisième texte, c’est un type qui est hanté par son propre échec…
Cette pulsion de l’échec, je crois aussi m’en être débarrassé dans « Le Ciel est un très grand homme », au moment de la naissance de ma fille et de la mort de ma mère. Ces deux événements ont changé ma vie. Le sentiment de la honte, c’est la relation à la mère. Aux femmes. Je me souviens qu’à 12 ans, j’ai eu honte de ma mère qui venait me chercher tous les jeudis à Guéret. Je la voyais comme une péquenaude du coin. J’avais honte d’elle, de son amour aussi. On retrouve ça dans le livre de Jourde, Paradis noirs qui est très bien. Ces femmes qui te donnent de l’or : de la nourriture, de l’amour. tu leur rends de la merde quand tu as 12 ans. Ta honte se redouble de ta culpabilité et donc la mort de la mère libère de la honte.
La littérature est le sujet principal de vos livres. Vous sentez-vous proche d’un Maurice Blanchot ou d’un Roger Laporte ?
Pas du tout. J’aime beaucoup ces auteurs que j’ai lus il y a vingt ans. Leur vision de la chose littéraire est beaucoup plus désincarnée que la mienne. Elle s’illustre dans la phrase de Mallarmé qu’aimait tant Blanchot quand on dit « une rose » on nomme l’absente de tous bouquets.
Moi, quoique je dise souvent le contraire par perversion et rouerie, je pense que la littérature est une part du monde et une part redoublée du monde. Ce n’est pas quelque chose qui masque le monde, au contraire de ce que j’ai dit dans les Vies minuscules parce que j’étais là sous l’influence de Blanchot. Je crois qu’au contraire la jouissance que je peux avoir du monde m’est donnée seulement par la littérature. Si je regarde un jardin sans faire une petite chanson littéraire en moi, ce que je vois n’est qu’une image plate, ça ne marche pas…
Le désir de littérature est le même chez Laporte que chez vous non ?
Oui. Faire des œuvres qui soient de pures énigmes, de purs blocs noirs et cependant magiques. Comme le sont les romans de Blanchot.
Laporte disait écrire de la littérature abstraite. Or vous, quand vous mettez en scène des peintres, ce sont tous des peintres figuratifs. Ce choix de la peinture figurative implique-t-il que pour vous la littérature ne peut pas être abstraite ?
Je ne sais pas si je peux vous répondre directement. Je ne me suis intéressé qu’à des peintres anciens qui donc n’étaient pas en mesure de faire de l’abstrait… Mais c’est vrai que l’abstraction est du côté de Blanchot et non pas du côté de Hugo. Pour moi, la peinture abstraite enlève quelque chose au monde. Je ne dis pas qu’elle est mauvaise, mais je ne sais pas…
Je suis du côté du chant. Le chant entraîne vers la magie et l’incantation : « salut Jupiter, salut frontière »…
Ce chant, pour que vous l’exprimiez, vous avez eu besoin de beaucoup le tenir dans le corset de la langue ?
J’ai envie de dire que la langue est corsetée par fétichisme et sadisme. J’aime bien tenir la langue. Elle travaille toute seule en moi, bien sûr, mais j’aime la tenir comme un objet qui m’appartient. La dominer.
D’où ces formules ou simples mots dans quoi vous tenez tout un réseau de significations comme, dans Rimbaud le fils, ce mot de « tringle » qui signifie à lui seul l’histoire littéraire, l’alexandrin et la gloire et que vous réutilisez plusieurs fois dans le livre ?
C’est une manière de faire passer la langue par des formules magiques, il y en a dans tous mes livres. Ça fait aussi des rimes intérieures. La métaphore apparaît d’abord dans sa forme définitive et elle revient ainsi plusieurs fois. Dans Les Onze, il y en a plein : « Dieu est un chien ! » par exemple qui revient dans les trois langues. Ce sont des formules magiques, comme des totems, des concrétions : morceaux, expressions ou objets sacrés comme la relique qu’on trouve dans Vies minuscules.
La peinture est très présente dans votre œuvre depuis Vie de Joseph Roulin jusqu’à ces Onze. Est-elle un art que vous auriez aimé pratiquer ou n’est-elle qu’une métaphore de la littérature, le vrai sujet ?
Dans Les Onze, le tableau n’est pas décrit ; il n’est qu’évoqué. Je dirais bien que le tableau, c’est l’énumération magique des personnages qui le composent. (Pierre Michon récite dans l’ordre le nom des personnages comme en un chant) : Billaud, Carnot, Prieur, Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. C’est ça le tableau, cette énonciation : ils sont là tous les onze, débout, sauf le paralytique qui est assis sur sa chaise jaune, sur son trône, ce qui met la présence royale au milieu, c’est très joli. Mais ce n’est pas né du visuel bien que j’aie fait quelques dessins pour voir où ils se situaient. Mais tout ça, je n’en parle pas, ce sera dans Corentin the return…
Est-ce que la peinture est quelque chose pour moi de capital ? Non. J’adore la peinture, la peinture classique. J’adore lire des livres sur la peinture mais ça n’a jamais été une vocation.
La peinture est une métaphore de la création littéraire telle que je l’entends, c’est-à-dire qui présentifie le monde et non pas qui l’abstrait, l’évacue.
Vous abordez souvent les questions du rapport de l’artiste avec le pouvoir. Celui qui lui est extérieur et auquel parfois il doit se soumettre, et celui qu’il tire, lui le peintre ou l’écrivain, de son art. Ce dernier n’est-il pas un pouvoir quasiment religieux ?
Oui le pouvoir du sacerdoce, du grand prêtre. Le pouvoir né de la création artistique réussie est bien plus grand que le pouvoir politique. Il est plus petit, mais il est plus grand parce qu’il s’adresse aux populations pour beaucoup plus longtemps. Tous les politiques veulent faire un livre le pouvoir est là Le pouvoir politique, c’est le pouvoir guerrier, c’est un pouvoir difficile à assumer. Depuis la mort de Dieu, le pouvoir qui supplante le pouvoir politique ou économique, c’est le pouvoir sacerdotal. L’artiste vient à la place du prêtre : c’est celui qui branche sur le tiers absent. Bergounioux ne serait pas content d’entendre ça (rires).
Dix des onze membres du Comité de salut public que doit peindre Corentin ont goûté à tous les pouvoirs, puisqu’ils ont été écrivains ou dramaturges avant de faire la Révolution…
Et certains ont fait donner le canon. Tous ces garçons de la Révolution étaient pour la plupart des avocats, mais tous, ou presque, avaient eu des ambitions littéraires. Ils sont passés directement des tréteaux à la tribune. C’est-à-dire que leur appétit littéraire s’est trouvé une scène dans le réel. Toute la rhétorique de la Révolution vient directement de la littérature, des rhéteurs latins. Leur lexique si poétique : Thermidor, Messidor etc. Il n’y a pas eu de grande œuvre littéraire pendant la Révolution parce que le discours révolutionnaire, la nomination révolutionnaire est une des plus grandes œuvres littéraires du XVIIIe siècle.
… du coup cette génération de 93 a eu le parcours inverse de celui de votre génération. Vous avez été engagé politiquement à la fin des années 1960, vous avez souhaité la Révolution, et son échec a fait de vous, mais aussi d’Olivier et Jean Rolin, par exemple, de votre éditeur Verdier, des gens de lettres. Écrivez-vous sur la Révolution parce que vous avez la nostalgie d’une époque où la littérature pouvait conduire au politique ? Une nostalgie qui ferait écho à celle de l’enfance, le temps de l’enfant-roi ?
Oui, bien sûr. Mais la totalité narcissique qu’est l’enfant-roi ne peut pas être maintenue par celui qui prend le pouvoir politique. Il est dans la rivalité et le combat, tout au contraire de l’enfant-roi. Alors que le romancier, le peintre, lui, garde soigneusement le pouvoir de l’enfant-roi.
Quant à la nostalgie, je n’en ai pas parce que ma fibre, en fait, n’est pas politique. J’ai été politique de manière juvénile, en suivant un torrent de l’Histoire, juvénile lui aussi. Mais mon implication, je crois, était plus existentielle que politique.
Le pouvoir politique s’est fermé à la littérature, mais le pouvoir sacerdotal est en train de grandir…
Vous ne décrivez pas la Révolution dans Les Onze, comme si seul le tableau de Corentin vous intéressait, pourquoi ?
C’est le fait historique de la Révolution qui a fait que ce tableau existe. Enfin, qu’il est censé exister… Ce qui est peut-être absent c’est une prise de position idéologique sur la révolution. C’est que moi-même je ne sais pas où est mon goût idéologique dans la Révolution. Je peux dire évidemment, par fidélité à ma jeunesse gauchiste, que je suis révolutionnaire, mais pour moi, la Révolu-tion est une sorte de tableau épique où j’aime tout le monde. Je ne peux pas dire que je suis robespierriste ou dantoniste, je les aime tous, ce sont des héros. Et j’aime aussi Chateaubriand ou les réactionnaires qui sont partis de l’autre côté du Rhin. La Révolution, c’est comme la guerre de Troie. On ne peut pas être pour les Troyens ou pour les Grecs. C’est déjà la démarche de Michelet. Michelet, malgré ses idées pour le peuple de 89, avait une admiration pour Robespierre comme pour le roi guillotiné. Dans ce que je n’ai pas publié, j’ai écrit que Corentin était passionnément royaliste et passionnément robespierriste.
Cette façon avec laquelle j’ai présenté le tableau sous verre, c’est une façon aussi de figer l’événement révolutionnaire comme très lointain. Dans un sens, malheureusement, c’est une démarche post-moderne, ça évacue sous l’esthétique le problème politique.
Il y a quelque chose de royaliste dans votre œuvre : la profusion des rois, des abbés qui sont de plus petits rois, la vision de l’artiste placé entre les hommes et Dieu en même temps qu’on entend quelque chose de républicain dans votre portrait de Joseph Roulin, dans les Vies minuscules ou, ici, lorsque vous parlez des Limousins. Écrire sur la Révolution, c’était mettre en scène ces deux oppositions ?
Ça me permet de faire la synthèse. Cette figure du roi, j’en ai vachement abusé, je n’allais pas encore parler de Louis XVI. Ma fascination pour le roi vient de ce que vous dites du fait que c’est un intercesseur dans la figure triangulaire dont on a parlé. Mais elle vient aussi principalement de ce texte de Kantorowicz, Les Deux Corps du roi que j’ai appliqué à la littérature. Le roi a deux corps un corps éternel qui ne meurt donc jamais qui est sa fonction et un corps mortel. J’ai appliqué ça aux écrivains. Mais il ne faut pas me faire plus royaliste que le roi.
Pourquoi ne pas avoir parlé de la Révolution en prenant directement un des onze comme narrateur ?
Lequel prendre ? Si j’avais pris Saint-Just, j’aurais fait un remake de Rimbaud. Saint-Just occupe dans la vulgate politique la place exacte qu’occupe Rimbaud dans la vulgate littéraire : c’est la jeunesse, le sacrifice de tout. C’est lui qui a inventé la grande rhétorique révolutionnaire. C’est tout à fait lui et lui seulement. Ça a dû m’effleurer de prendre un personnage de la Révolution comme narrateur, j’ai pensé à faire un texte sur les massacres de septembre en prenant le rôle d’un tueur, Fournier, qu’on appelait Fournier l’Américain parce qu’il avait vécu en Amérique. Ça aurait rejoint Pelucher ou Dufourneau (les deux premières Vies minuscules, ndlr). J’ai dû penser à d’autres, mais Corentin s’est imposé très vite.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans la Terreur ?
La Terreur est l’ultime vérité de la Révolution et on peut quand même l’admirer car au contraire des grandes terreurs comme la stalinienne, elle ne s’est pas institutionnalisée. C’est le meurtre politique, l’horreur politique mais avec encore l’auréole épique. Ça s’est arrêté quand il fallait : Thermidor c’est bien, c’est comme la vitre du tableau, ça fixe l’événement.
Autre chose : un des grands événements de mon enfance, a été dans un livre d’école primaire une vignette qui représentait la mort du roi. Le roi debout devant la guillotine. Je me souviens très bien quand j’ai regardé cette image, j’étais avec ma grand-mère, et j’ai senti, avec la honte, la peur et la jouissance, qu’il s’agissait là de la mise à mort du père. L’origine de la fascination de la Terreur est cette vignette. Après, bien sûr, il y a tous les textes épiques qui sont venus se greffer dessus, Hugo, Michelet, etc.
La Révolution française a ceci de bien : elle est un précédent absolu.
La Terreur est l’événement politique qui pose le plus le problème de la liberté et de son aporie. Et peut-être de son impossibilité. La liberté politique, tout de suite, s’emballe en terreur. On l’a vu avec les Bolcheviks aussi.
Pourquoi achevez-vous le livre sur une anamorphose, cette évocation du tableau dans lequel on peut voir les onze, mais aussi onze fois le père, ou onze chevaux ?
J’utilise beaucoup l’anamorphose, c’est vrai. Il y a cette phrase d’Hegel : « tout l’art ne vise qu’à faire apparaître un dieu ». Ces onze qui sont au fur et à mesure onze écrivains, onze révolutionnaires, onze figures du roi, finissent par être onze pierres levées, onze dieux d’Égypte : quelque chose qui replonge l’art vers ses origines. Onze figures de dieu.
Ce que je décris à la fin, c’est ce que j’attends de faire moi-même de tout livre. Dresser onze totems, ou huit comme dans les Vies minuscules.
Comment travaillez-vous les outils rhétoriques, si variés et nombreux dans votre prose ?
En lisant. Je fais des travaux pratiques mais pas beaucoup de théorie dans ce domaine. Je trouve parfois des figures dans tel ou tel auteur, puisque je passe ma vie à lire, et sans doute ces figures reviennent dans mes textes que ce soit sciemment ou pas. Parfois, je me dis que telle formule est une formule employée par Voltaire par exemple et parfois je ne sais pas d’où vient une figure.
Je lis et relis les grands stylistes, mais parfois aussi ce qui paraît lorsque les amis m’envoient leur livre. À l’époque où je lisais les revues, je lisais beaucoup de poésie, mais je n’en ai plus le temps et des revues comme la NRF qui était belle sont devenues merdiques.
Il y a beaucoup de modèles narratifs dans Les Onze. Le début, bizarrement, est balzacien, avec cette histoire de famille, de grand-père qui gagne de l’argent et de fils qui dilapide. Il y a aussi les prosateurs du XIIIe siècle, aussi bien Rousseau que Sade. Et il y a Michelet dans la deuxième partie, il y a des phrases de Michelet sans guillemets… Et puis, j’ai relu Shakespeare au moment je faisais cette deuxième partie et on y trouve des phrases de Macbeth sans guillemets : « Où en est la nuit, monsieur », cette phrase que j’aime beaucoup, c’est le début de l’acte II de Macbeth : « Où en est la nuit, mon fils. »
Pourquoi variez-vous la longueur de vos phrases d’un livre l’autre ?
J’ai fait un certain nombre de bouquins, Abbés, Mythologies d’hiver et Corps du roi avec des phrases courtes. Il y a des phrases très longues dans Les Onze. Il est dans la veine de Rimbaud le fils. J’adore les deux façons, mais ça ne peut pas être dans le même livre. Les phrases courtes, elliptiques, nominales, c’est pour un livre qui raconte de petites histoires brèves. Mais pour les longues histoires, j’aime bien les acrobaties et les tourbillons de la phrase avec beaucoup de relatives… Ça m’emporte, ça me shoote. Un universitaire a parlé d’une ébriété syntaxique ou quelque chose comme ça. Faire une longue phrase, c’est de l’ordre de la jouissance.
Pour qui s’écrivent vos livres qui, longtemps semblent avoir été des adresses à des personnages de votre vie : le père absent et les morts pour Vies minuscules, par exemple ?
À la mère aussi. Mon premier livre a été écrit pour ma mère. C’est pour ça qu’il a été difficile ensuite de prendre le pouvoir sur la mère. Il a été écrit POUR ma mère et je dirais bien PAR ma mère, en un certain sens. C’est comme s’il avait été écrit par sa main. C’est bizarre, les Vies minuscules, pour ça. C’est le livre où le surmoi est le plus fort.
Mes livres ne s’adressent donc plus au père, plus à la mère… (silence) Ils s’adressent peut-être à moi.
Littérature sacerdotale
par Thierry Guichard
Né dans un pays au ciel absent après une sœur disparue et avant que ne disparaisse le père, Pierre Michon reçut l’alexandrin avec le patois et l’éblouissement avec Rimbaud. Une fois piétinés ses désirs de révolution, l’écrivain s’est tourné vers une littérature sacrée à laquelle il arrache, parcimonieusement, d’impeccables prières.
On a plus d’une fois jeté leurs noms ensemble, dans des conversations d’aficionados ou des articles de presse Pierre Bergounioux et Pierre Michon, tous les deux limousins mais l’un de Corrèze quand le second est de Creuse. On y associe parfois celui de Richard Millet avec lequel ils partagent ce goût d’une langue héritière de l’école publique et de ce trou-là de France qui fut leur matrice. On pourrait ajouter Mathieu Riboulet et préconiser le label « Région littéraire » au Limousin dont pourtant chacun dit combien il est éloigné de la rue Bottin, du sixième arrondissement parisien où la littérature, dit-on, se fait. « Car s’il arrive que les Limousins choisissent les lettres, les lettres, elles, ne choisissent pas les Limousins. » (Les Onze, p. 51)
Pour Pierre Michon, la littérature se fait depuis onze ans à Nantes qu’il a rejointe pour une bonne part grâce à Jean-Claude Pinson, poète et écrivain, universitaire et lecteur qui l’y avait invité plusieurs fois du temps que l’auteur de Vies minuscules vivait encore à Olivet, banlieue d’Orléans. Elle se fait aussi, la littérature, dans ces silences éditoriaux qui séparent chacun des livres du Creusois, qui sont des siècles pour ceux qui le lisent et attendent chaque année le livre prévu pour l’année précédente. Ainsi du dernier paru, au mitan du printemps : Les Onze, annoncé depuis quelques mois et dont la sortie fut reportée plusieurs fois. C’est que Michon ne donne pas ses livres si facilement. Il n’y a pas plus sévère juge que lui-même et l’on devine le pouvoir de persuasion de Gérard Bobillier, son éditeur, pour le convaincre de donner quarante pages ici, en rassembler quatre-vingt-dix là, mettre un point final à un livre inachevé. C’est chez un autre de ses éditeurs, Joca Seria où parut pour la première fois Abbés, que l’écrivain a proposé de nous retrouver. Il y a seize ans, lorsque nous lui consacrions notre dernier dossier de 1993, c’était hors de chez lui déjà, hors même de sa ville que nous l’avions rencontré : à Paris où les bars écoulaient un beaujolais nouveau que la faconde de notre hôte aurait fait passer pour de l’or en carafe.
On le retrouve tout aussi jovial et chaleureux, plus serein peut-être depuis que « le fils éternel » est devenu père, il y a dix ans. Depuis aussi que sa prose serrée rencontre un lectorat de plus en plus large et lui procure un or plus solide que les beaujolais d’antan en même temps que le corps surnuméraire des rois. Michon l’a assez écrit, les grands écrivains ont deux corps comme les rois : la défroque qui les figure et qui disparaîtra dans le temps imparti à l’homme et le corps glorieux qui lui survivra. En publiant Vies minuscules en 1984, Pierre Michon s’ouvrait cette voie royale et l’offrait aussi à ceux dont il parle dans ce premier livre impeccable et droit, dont le titre est devenu un poncif. Ceux dont il parle, c’est-à-dire ces humbles « spectres anonymes » qui vécurent ou passèrent en terre limousine, qui y moururent ou pas, et dont les défroques n’avaient rendez-vous qu’avec l’oubli si leur biographe en une langue traversée d’alexandrins n’avait transformé leur peu de souffle en huit légendes épiques. Huit légendes plus une : puisque Vies minuscules inaugurait celle de Pierre Michon, leur auteur.
Paraphrasons l’ouverture du deuxième chapitre des Onze : « Il est né on le sait » aux Cards en 1945. On l’a dit aussi : c’était deux mois avant l’armistice, le deuxième enfant d’un couple d’instituteurs. Une fille l’avait précédé dont le petit tombeau glorieux clôt les Vies minuscules : « la petite morte » naquit en 1941 et n’eut pas le temps d’apprendre à « cueillir le proche » puisque six mois plus tard « il y eut un hoquet peut-être ou un envol d’yeux morts, […] la chair se retira de l’été, quelque chose plus étroitement se lia à l’été : Madeleine mourut le 24 juin 1942 au matin, jour de la Saint-Jean, dans la chaleur immense qui se levait sur Marsac, quand le pur éther règne en tyran dans la gorge des coqs, en larmes radieuses s’éparpille, bout dans le cœur d’or des lys, et de là rejaillit au trois fois saint soleil. » Pierre donc lui succède trois ans plus tard aux Cards près de Mourioux où sa mère sera mutée. L’enfant n’a pas 2 ans quand, événement majeur pour l’œuvre à venir, son père fait définitivement ses valises et quitte femme et fils. Il deviendra vite le grand Absent, avec la majuscule divine que la langue maternelle, plus tard, à coups d’alexandrins et de rhétorique latine, tentera d’atteindre. Le fils blond sera élevé par sa mère, fille de paysans, et ses grands-parents maternels qui lâcheront leur ferme pour s’occuper du petit roi. On peut imaginer, un peu, cette enfance où l’amour était donné dans la crainte d’une nouvelle mort, dans la rudesse du patois et d’une terre laissée à l’écart de la modernité, dans le chagrin d’une mère deux fois endeuillée (d’une morte et d’un enfui) mais inflexible dans l’éducation à donner à son fils : « La métaphysique et le poème me sont venus par les femmes : alexandrins raciniens dans la bouche de ma mère […] ».
Une absence majeure donc, et de quoi tenter de combler le vide par cette langue de prières laïques donnée de la bouche de la mère au cœur de l’enfant. Dans Les Onze, Michon offre à son alter ego de fiction, une enfance similaire, mais en bord de Loire et dans une aisance qu’il n’eut jamais. Peu importe, on trouve dans ces lignes de quoi nourrir l’image de petit Creusois blondinet : « il descend en courant le perron de la maison […], ses boucles blondes flottent, et on entend la voix fraîche de sa mère à l’intérieur qui l’appelle, qui déjà s’inquiète de ne plus le voir dans ses jupes. Mon trésor ! Le jour est superbe, et lui-même est beau comme le jour, comme fille, il rit et n’a pas dix ans. […] Je ne vois pas le père. » (p. 45)
En 1984, quand il enverra Vies minuscules au grand Absent, il recevra de lui une réponse qui ne l’invite pas à venir le voir. « Il est mort vers 1990 sans que je le revoie. »
En écho aux poèmes que la mère lui récite, l’école bien sûr trace un chemin vers cette « prière pure » à quoi désormais la littérature va s’identifier. Il y a de belles pages dans La Grande Beune sur cette école de la République, en ces terres préhistoriques. Au fond de la classe du narrateur, instituteur nommé dans le village de Castelnau en 1961, des vitrines exposent des silex et des os très anciens : « Cela venait du siècle dernier, de l’époque barbichue, de la République des Jules, de ces temps où des curés périgourdins athlétiques retroussant leur soutane rampaient dans les grottes vers les os d’Adam, et où des instituteurs, périgourdins aussi, de même rampaient et se crottaient avec quelques mouflets vers l’os prouvant que l’homme n’est pas né d’Adam ; ça venait de là, comme l’attestaient les étiquettes collées sur chaque objet où des noms savants avaient été calligraphiés de la belle main qui caractérise ces temps, la belle écriture vaine, ronde, encombrée, fervente, qu’ils partageaient alors, les naïf, les modestes des deux bords, ceux qui croyaient aux Écritures et ceux qui croyaient aux lende-mains de l’homme ; mais ça venait aussi, quoique plus parcimonieusement, de notre siècle, de 1920 et alors la calligraphie avait déjà laissé de belles plumes à Verdun, de 1950 et la calligraphie s’était à jamais brûlé les ailes et était retombée en cendres, en pattes de mouches, dans les enfers de la Pologne et de la Slovaquie, les camps célèbres pas loin du camp d’Attila mais en regard de quoi le camp d’Attila était une école de philosophie […] ». Tout est là ou presque : la religion et la République, l’écriture et l’Histoire. Seule manque la peinture, si l’on oublie Lascaux. La grande peinture que Michon découvrira plus tard et qui lui servira à peindre, dans ces longues phrases où se condense l’humanité tout entière, le lieu même où il place la littérature : sur le trône d’où les dieux ont chu.
Pour l’heure on le retrouve interne au lycée de Guéret où le petit prince se frotte à d’autres petits princes avec lesquels il faut croire qu’il s’est bien entendu. On ignore exactement ce qu’il lit alors, mais on sait que c’est plutôt la poésie que la prose qui le retient et on pense à Hugo, avant que ne déboule Rimbaud, le prince aux semelles de vent. La poésie de Rimbaud et sa trajectoire de météorite renvoient l’écolier creusois à sa Creuse : cette langue inouïe lui paraît inatteignable et fut pourtant donnée aux hommes par un gamin aussi vieux que lui. Il est possible que la poésie du fils de Charleville ait eu alors le pouvoir de réveiller la vieille honte, celle notamment d’être né dans un trou qu’on se sent incapable de quitter. Il se peut que Rimbaud ait aussi engendré une pulsion d’échec qui collera longtemps à Pierre Michon : il est vrai qu’on n’apprend pas à sauter en plaçant dès le début la barre au-dessus du record mondial…
Rimbaud, « étoile lointaine dans la nuit des collèges », fait une ombre donc, comme les pères font parfois. Dans Rimbaud le fils, Michon apostrophe un poète qui ne serait pas Rimbaud, mais qui lorgnant du côté « des fenêtres muettes du grand poète » reçoit « l’évidence de la niaiserie poétique qui vous tombe dessus […] vos poèmes sont loin de tout compte ; et loin du vrai, vos vers, impuissants à traduire ce que vous êtes, ce vide souffrant qui est en vous, en pure prière sans déchet. En langue de juin. Non, rien ne triomphe avec démesure dans le poème, ni juin, ni la langue, ni vous. Alors vous fuyez : vous êtes déjà à la gare d’Austerlitz, les trains dans le soir sont si beaux quand on s’est défait du fardeau de devoir en parler. »
Le train que le bachelier Michon prend, si c’est un train, le conduit Clermont-Ferrand. Guéret était une grande ville, vue des Cards. Clermont est posée sur le bord de l’horizon derrière quoi il n’y a plus rien pour un Creusois des années soixante. Il entre en fac de lettres et en révolte. L’époque était propice à ça et aux émois puisque dans « la douceur ardente de ce Mai » les femmes étaient « aussi promptes à satisfaire nos désirs que les manchettes complaisantes des journaux l’étaient à flatter notre fatuité » (Vies minuscules, p.71). Proche de la gauche prolétarienne, maoïste avec toute la foi religieuse qu’il avait placé déjà peut-être, dans la littérature, il s’engage dans la troupe de théâtre Kersaki menée par Alain Françon et dont la scène était les usines ou la rue. Il joue le rôle de Pozzo dans En attendant Godot qui lui ouvre l’univers de Beckett. « C’est mon meilleur souvenir de théâtre. Si j’avais été aussi talentueux pour le théâtre que pour les livres, j’aurais volontiers été acteur. C’est un shoot à la littérature plus physique, très jouissif »
Michon acteur, on pourra voir ça sans prendre la machine à remonter le temps. À 65 ans, « le vieux crocodile » va remonter sur scène l’an prochain au festival d’Avignon pour jouer dans Richard II de Shakespeare : « Le metteur en scène, Jean-Baptiste Sastre m’a vu faire une lecture avec Denis Podalydès à Beaubourg où je lisais les textes de Victor Hugo avec la table tournante. Je faisais Hugo et Podalydès faisait la table. Sastre était là puisqu’il travaille beaucoup avec Podalydès et il s’est dit qu’il me voulait pour faire Jean de Gand. Je suis emballé. »
Retour au passé le théâtre et l’échec politique de ces années gauchistes le renvoient à la littérature. De 1977 à 1980, il écrit « un grand truc dont il reste des morceaux où déjà j’inventais des dieux dans une forme tel quello-lacanienne. Il y a de bons morceaux. J’ai écrit ça par crises. »
Il sera gardien d’hôtel les week-ends à Paris près de Tolbiac avant de faire le prof de français langue étrangère à la chambre de commerce et d’industrie du Loiret. Quelque temps seulement. Ceux qu’il a quittés, cette terre qu’il a voulu mettre derrière lui comme Rimbaud Charleville, le rattrapent et c’est autrement que dans la modernité de l’époque qu’il se met à écrire huit textes brefs, mais plus denses que brefs, autour de ces vies minuscules comme la sienne. C’est dans la langue de Racine plus que dans celle de Pon-ge qu’il forge les rythmes épiques et saisissants de ce qui va lui donner, d’emblée, un nom rue Bottin, un nom dans le sixième arrondissement, un nom plus tard dans les programmes universitaires, un nom dans les livres.
Écrit en 1981-1982, Vies minuscules paraît en 1984 chez Gallimard où il est porté, entre autres, par Louis-René des Forêts, et remporte le prix France Culture. Son écriture, au dire de son auteur, fut une « telle grâce », que Vies minuscules aurait pu clore l’œuvre qu’il inaugurait. C’était sans compter sur quelques compagnons de route, les éditeurs Gérard Bobillier, Bernard Wallet, Alain Nadaud ou J.-B. Pontalis qui lui passent commandes, mettent parfois, en signant un contrat, le point final à un manuscrit abandonné.
Parmi les grandes réussites de Michon viendront Vie de Joseph Roulin, qui ouvre la série des livres sur les peintres (Maîtres et Serviteurs, Le Roi du bois, Les Onze) et Rimbaud le fils. Dans ce dernier, magistrale autobiographie oblique où c’est le portrait de la littérature qui est donnée, Michon définissait l’injonction à laquelle devait se tenir l’artiste, le poète, le génie. Parlant du photographe Carjat, qui n’était pas ce génie, mais passa à la postérité pour l’avoir photographié en la personne de Rimbaud, Michon écrit qu’il aurait fallu qu’il ne se consacre qu’à un art, « s’y tenir, férocement s’enfermer avec comme dans un sac au fond de quoi on a jeté la mère qu’on a, les enfants qu’on n’aura pas, tous les hommes, et sur ce grand piétinement broder le travail ténu qui vous changera en fils perpétuel ».
Comme on lui fait remarquer qu’à cette injonction-là Pierre Michon a dérogé, l’homme sourit : « Devenir père pour moi a été un changement très bénéfique. En vous entendant lire ce passage, je vois combien je m’étais calcifié dans cette position de fils qui allait tourner mal. J’étais vraiment sous la mère. Devenir père m’a permis de changer la donne. Je suis parjure deux fois par rapport à mes vieux textes : dans l’extrait que vous venez de lire à propos des enfants que je n’aurais pas et dans Vies minuscules où je parle de ma filiation par les femmes, unetelle ayant eu unetelle qui eut unetelle et finissant par « et moi-même enfin, qui ne relancerai pas la ronde. » Hé bien, je l’ai relancée… »
En 1993, quand nous le rencontrâmes pour la première fois, il venait de faire paraître quelques paragraphes du grand roman qui devait clore le siècle littéraire : L’Origine du monde ne vit le jour que sous une forme plus réduite, embryonesque si un embryon peut être puissant et beau : La Grande Beune. Un roman donc, c’est-à-dire à la fois une fiction et du souffle, du souffle et de la distance. Mais un roman inachevé, c’est-à-dire de la fiction, du souffle mais à la place de la distance une énigme. D’autres livres viendront, tirés d’autres commandes, de passages en revues, de naufrages peut-être. Agnès Castiglione offrira à la bibliographie de Pierre Michon son livre le plus volumineux : une succession d’entretiens donnés ces dernières années par l’écrivain. Elle récidive aujourd’hui, avec un livre impeccable dans son projet de faire découvrir ce qu’elle n’est pas la seule à considérer comme un écrivain majeur (Pierre Michon un livre/CD, Cultures France éditions). Annoncé par des passages en revue, puis par les éditions Verdier (qui ont donné à tous leurs livres du domaine français la couleur jaune tournesol choisie pour habiller Vie de Joseph Roulin), Les Onze paraît enfin. Mais qu’il soit magistralement écrit n’y changera rien : notre soif n’est pas prête d’être étanchée.