Recueil, nº 21, printemps 1992

Propos recueillis par Tristan Hordé

 

On pourrait commencer par éclairer les relations entre légende, vie et biographie.

Mes premiers textes se donnent pour des vies, ils l’affichent dans le titre. Alors on me dit depuis que je suis un auteur de vies, et j’ai voulu m’en expliquer, le justifier en théorie, mais peut-être n’ai-je fait que répondre après coup à une demande tout extérieure, me cantonnant là où on voulait me cantonner. Si bien que je réponds à chaque fois au coup pour coup, et sans doute différemment. Je vais essayer cette fois d’échapper aux délimitations de genres littéraires, où je suis mal à l’aise – mais je vais enfoncer des portes ouvertes.

Faire passer une biographie pour une vie, c’est céder au fantasme de totalité ; c’est donner la succession d’instants d’une existence pour un parcours orienté, cohérent, tendu vers un but (ainsi les vies de saints pouvaient bien être dites telles puisque l’Être transcendant les charpentait d’un bout à l’autre, unifiait cette collection d’instants). Et dans un sens, c’est ce qu’a toujours fait tout romancier, faute de quoi ses personnages tomberaient en morceaux, en petits morceaux, en tout petits morceaux. Mais, d’un point de vue plus optimiste, ou plus volontariste, on peut dire aussi qu’une vie, c’est ce chaos d’exister, une existence donc, dès lors qu’elle achoppe sur le peu de chose qui la transforme en destin – c’est-à-dire lui donne sens. Et, comme la rencontre d’un sens et d’une existence – l’incarnation du sens – se fait à corps défendant, avec perte et fracas, avec douleur, parfois avec en plus de la joie, cela plus que tout mérite d’être raconté et lu – légendé.

Écrire des vies, c’est inventer l’existence de gens qui ont existé pourtant, qui ont eu un état-civil, c’est redoubler l’illusion réaliste, l’effet de réel – c’est renforcer ce que la critique a appelé le pacte référentiel. Et, pour peu que dans cette opération trouble on attrape un peu de vérité, on fait peut-être revivre fugacement, l’espace de deux phrases ou de deux mots, ces existences évanouies ; ce serait alors un art peu défini, qui fut toujours pratiqué pourtant dans les marges de la littérature, l’évocation.

I Cor. 4: 9 : « Dieu les destinait à la mort à titre de spectacle pour le monde, les anges et les hommes ». Ils sont définis là, les héros des récits de vie, tout y est : la grande cause diffuse qui fabrique les destins, le visible et l’invisible, l’exemplarité, la douleur et la gloire, la déraison raisonnable, la mort comme production de sens encore, la délectation du voyeur – du lecteur –, la vie même.

 

Écrire brièvement, est-ce une contrainte ?

Je ne sais pas si c’est une contrainte. J’ai un goût (dangereux, à contrarier sans cesse) pour ce que les Anglais appellent le purple patch, le beau morceau d’écriture, le lambeau de pourpre.

Écrire court va à l’encontre des grandes machines romanesques totalisantes, avec une bonne grosse Weltanschauung bien carrée, à la mode Mitteleuropa ou américaine. Mais je vais trop loin : dans ces grandes machines, il y a aussi de bons livres. L’écrivain se coule dans le moule qu’il peut, et ce n’est pas le genre qui fait le talent.

Dans notre temps de prolifération, où toute chose pullule comme le fait le Capital, on peut aussi brandir avec délectation le Rasoir d’Occam, affûté au XIV e siècle : « Il ne faut pas multiplier le nombre des entités au-delà de ce qui est nécessaire ».

Par-delà ces justifications oiseuses, j’écris court pour garder intacte l’émotion, le tremblement, d’un bout à l’autre. La longueur de corde impartie au fil-de-fériste est brève.

 

Vous avez écrit, à propos de ceux qui n’auront jamais de « nom », « Tous ces hommes méritent ici un chapitre ».

Balzac fait dire à Madame de Mortsanf, dans Le Lys dans la vallée : « Est-il possible que je meure, moi qui ai si peu vécu ? Moi qui ne suis jamais allée chercher quelqu’un sur une lande ? » – c’est au nom de cela que tous les hommes méritent, ici ou là, un chapitre. Ceux qui ont vainement demandé au monde leur dû, c’est-à-dire tous ceux qui ont existé, les anciens vivants, aspirent à un corps de mots, plus solide, plus chantant, un peu mieux rétribué, un peu moins mortel que l’autre. Ils nous font signe de les rappeler, et de les envoyer chercher quelqu’un sur une lande.

Je pense à l’instant à ma grand-mère, Élise, qui était l’innocence en personne. Il est scandaleux que cette innocence soit morte et inconnue. Peut-être, mettre cette innocence, la faillite de cette innocence, la disparition sans trace de cette innocence, et l’indignation, l’émoi, le bouleversement que m’en donne le souvenir, dans une prose de fer, peut-être que c’est ça, mon devoir d’écriture.

 

Pourquoi l’abbé Bandy, Watteau, le facteur, Rimbaud ? Pourquoi le choix de tel personnage ?

Autant de biais, de ruses, de précautions, de saisies latérales. L’ange, ou le cyclope, ou la littérature, ne se laissent pas saisir de face. Glenn Gould disait que pour jouer du piano, il ne faut pas s’asseoir devant, mais à côté. C’est le Gilles de Watteau qui s’assoit devant ! J’ai longtemps été ce Gilles qui ne pouvait écrire, je le raconte dans les Vies minuscules.

Je n’ai pas vraiment choisi les personnages des Vies minuscules : je n’ai fait que prendre, sans beaucoup d’hésitation, dans ma propre biographie les quelques figures qui avaient une vocation au légendaire ; ceux, dans ma lignée par la chair ou l’esprit, que j’avais vécus comme des paradigmes. Et je peux dire que Rimbaud est de la même étoffe, je l’ai très tôt intériorisé comme frère, père ou fils, modèle et rival ; c’est quasiment un personnage des Vies minuscules, ou une figure possible de certains héros de ce texte, Dufourneau, Peluchet, dont il est le contemporain. Il est un pion dans ma lignée directe.

Pour les peintres, le choix a été plus libre, plus fabriqué aussi. J’ai choisi le champ de la peinture parce que je suis un homme pour qui le monde visible existe (et dans la peinture il existe doublement) ; mais je n’ai pas de prédilection particulière pour les peintres dont j’ai fait mes héros. Simplement, il me fallait trouver des œuvres qui soient à chaque fois une modalité très différente du visible ; et, parallèlement, un tempérament d’artiste très différent, une préhension différente du monde, un levier différent d’appropriation du visible. Il y avait des modèles à la pelle. Au lieu de Van Gogh, ç’aurait pu être par exemple Caravage ; au lieu de Watteau, Bronzino ou Titien ; au lieu de Goya, Courbet ; au lieu de Piero della Francesca, Raphaël, Manet ou Poussin : la donne, l’éventail de modalités aurait été à peu près semblable. Il reste que je n’ai pas choisi ceux-ci. Alors je peux dire que Van Gogh et Watteau m’ont été « donnés » par leurs modèles, le curé et le facteur ; que Goya s’est imposé par l’énonciation féminine plurielle ; et Piero à cause de son nom.

Il faut dire aussi que le trafic sur les noms est différent. Dans les Vies minuscules, il fallait transporter d’humbles noms dans la catégorie du légendaire, transformer les noms communs en noms propres – et l’anonymat en nom glorieux. Dans les autres textes au contraire, il fallait saisir le nom glorieux avant qu’il ne le soit, le replonger dans le bain commun : partir du nom propre et douter du nom propre, mettre en doute, à l’épreuve, en balance, en risque d’anonymat le nom glorieux.

 

On a le sentiment d’une évolution : de l’énonciation où le narrateur est contemporain du héros (ou de sa légende) à un narrateur plus anonyme.

Mais c’est peut-être le même narrateur, celui qu’on appelle une fois Pierrot dans les Vies minuscules, ce curé qui pose pour un Pierrot dans le Watteau, implicitement ce Piero, fils du peintre, dans le Lorentino, et tout à fait explicitement le Pierrot (Gilles) de Watteau que je donne pour l’auteur de mon Rimbaud. C’est celui qui ne peut pas écrire, qui écrit tous ces récits.

 

Sans rechercher d’éléments autobiographiques, il me semble que la bâtardise, l’absence du père sont centrales dans vos textes.

Là, c’est tout un roman, et comment pourrait-il en être autrement d’un roman familial ! Ce pourrait être un récit qui commencerait comme ça :

Mon père était borgne comme Odin, le père des dieux ; comme Annibal, Philippe-Auguste et Moshe Dayan ; borgne comme le père de Freud était borgne dans les rêves de Freud. J’ai découvert il y a peu que ses condisciples de collège l’appelaient le cyclope. Il était buveur comme Odin. Je ne l’ai pas connu, ou alors énorme comme le Saturne de Goya, quand il se penchait sur mon berceau. Je ne crois pas m’en souvenir. Je porte son nom dans un rêve. Il n’existe guère. C’est un personnage de légende, un deus absconditus, une troisième personne idéalement absentée. En tant que tel il est le dédicataire noir des Vies minuscules ; il est sûrement la grande figure effondrée dont mes histoires sont veuves, Alaric dans L’Empereur d’Occident, Velasquez dans le Goya et saint Martin dans le Lorentino. Peut-être même que c’est lui, le Vieux toqué penché sur sa table tournante, Hugo, ou l’autre, l’aphasique au gilet noir, Baudelaire, dans le Rimbaud.

Mais on a toujours une biographie fictive, arrangée, littéraire, quel que soit l’appétit d’authenticité, – et l’écrivain plus que les autres. L’absence du père, je l’ai instaurée comme ce que Barthes appelait un biographème fonctionnel. Oui, cette absence fait marcher mes textes, mais je l’ai peut-être forgée pour dérober, ou figurer, autre chose. Je ne suis plus si sûr d’avoir, comme on dit, souffert de l’absence de mon père. Mon père doit être un leurre, le grand nom que j’ai donné à l’absence. Le il dans son inhumaine perfection.

D’autres blocs autobiographiques sont aussi fortement à l’œuvre que le père : la ruralité par exemple, et le deuil de la ruralité.

 

Peut-on justement associer l’amour de la latinité, le latin, à la ruralité ?

C’est la langue liturgique, celle des anges – celle par quoi l’indicible se laisse dire, d’autant plus abrupte que, dans les Vies minuscules, elle est entendue par « les croquants limousins, les derniers des hommes, arriérés, obtus, âpres au gain et misérables », comme disait Sartre, c’est-à-dire les Métèques au sens antique, dans leur parfaite brutalité. Ce n’est pas pour elle-même que j’aime la latinité, la langue absolue, mais pour la façon dont elle tombe dans l’oreille et le cœur des Métèques, pour le trou qu’elle y fait, pour la façon dont elle se relance, rebondit et rejaillit parfois plus pure à travers eux. Les Anciens le disaient : les Métèques seuls, s’ils maîtrisent leur bégaiement, savent parler la langue. C’est que, pour être proférée sans mièvrerie, la langue des anges doit forcer le gosier de bêtes, être chantée par les derniers des hommes. C’est cela qui est dit dans la Vie d’Antoine Peluchet, dans la Vie de Georges Bandy, et, bien sûr, dans le Rimbaud.

Le Classique n’existe, ne parle et ne règne que s’il y a du Barbare – que s’il est le Barbare déguisé : Garouste, le peintre, dit que le grand art consiste en ce que le premier doit habiller le second ; mais les deux doivent coexister. La pellicule d’or de la belle langue est plus pure, plus fragile, plus menacée, donc plus entière, d’être travaillée en dessous par la boue des patois.

 

Je reviens à l’hagiographie et, en même temps, aux rapports entre l’individu et le sacré, en soulignant votre usage du vocabulaire liturgique et théologique.

C’est bien une question de vocabulaire. Mais, comme on sait, le vocabulaire engage tout l’être. Je vais essayer de vous répondre à l’aide de quelques mots qui me sont chers et que je mets à l’épreuve dans mes récits.

Le pauvre. La figure chrétienne du pauvre a disparu depuis belle lurette ; celle du prolétaire s’abîme sous nos yeux. Une telle figure est nécessaire à la communauté – elle ne me semble subsister plus que dans la littérature. Le pauvre, c’est ce qui titille la communauté du côté où quelqu’un, retranché d’elle, lui réinsuffle un sens qu’elle a perdu. Avec le héros, le pauvre est la figure qui mérite le plus qu’on lui consacre une vie.

L’ange. Flaubert disait : « Fait bien en amour et en littérature ». Non seulement il fait bien, mais il fonctionne à la perfection. Car il ne faut pas croire ce que dit Flaubert quand il fait le malin, le bon positiviste, il faut lire ses textes : et on s’aperçoit qu’il en met, des anges, Flaubert, sans vergogne. Le perroquet empaillé à la fin d’Un cœur simple, bien sûr, c’est ce qu’en littérature on peut appeler l’ange, l’effet-ange ; mais aussi le clochard ou les chevaux de fiacre nocturnes, dans Madame Bovary : l’intercesseur, l’entre-deux, l’être visible qui a une patte dans l’invisible, qui est peut-être de l’au-delà – ça, on ne le dit pas –, mais qui en tout cas n’est pas tout à fait d’ici. Et de cet effet-là, la littérature ne peut pas se passer (Beckett en use à tour de bras, et ils ont forme chez lui de messagers enfants, de jarres ou de puces) : on n’a jamais trouvé mieux pour figurer l’excès du langage par rapport au corps, pour rendre compte du corps et de ce qui excède le corps, que cette figure que l’esprit a déduite des corps sous le nom d’ange.

Dieu. Il existe, car il est le dédicataire de l’art.

Le miracle. Bataille : « Chaque œuvre d’art isolément a un sens indépendant du désir de prodige qui lui est commun avec toutes les autres. Mais nous pouvons dire, à l’avance, qu’une œuvre d’art où ce désir n’est pas sensible, où il est faible et joue à peine, est une œuvre médiocre ».

La foi. Rien ne rend mieux compte de la ferveur littéraire que la formule rebattue de Coleridge : la poésie est une « interruption volontaire du refus de croire ».

L’incarnation, le corps glorieux, l’eucharistie. Autant de métaphorisations du miracle qui change les corps en mots, la jouissance en rythmes, la souffrance en œuvres et d’inertes clochards en auteurs.

Qu’est-ce qui remplacera le mot paradis ? Le mot au-delà ? Le mot Jugement ? Parlant avec Malraux, Groethuysen, dit-on, lui désigna un masque africain et demanda ce qui se passerait si, après la mort, on se retrouvait face à lui. C’est que la langue fabrique sans cesse de la transcendance, et il faut sans cesse trouver à celle-ci des figures.

 

Une question sur la rhétorique – les retours et les échos nombreux d’un texte à l’autre.

Oui, je suis rhétoricien à ma façon (mais c’est celle des Métèques). La rhétorique est la massive réversion de l’être intérieur, de sa pensée, de ses émois, en jouissance musicale déployée au-dehors – et sans cela, il pourrait bien y avoir des choses écrites, il n’y aurait pas de littérature. Je suis de ceux qui, au XVII e siècle, disaient qu’à l’instar de la poésie, « la prose a ses nombres ». Mais comme le notait Saint-Cyran, il ne faut pas en faire tout un plat, ni s’attarder, « être plus longtemps à peser les mots qu’un avaricieux ne serait à peser l’or à son trébuchet, parce que rien ne ralentit plus le mouvement de l’Esprit que nous devons suivre ». Par conséquent : pas d’idéologie gourmée de l’écriture. La langue, le son, ses nombres, ne nous émeuvent que s’ils forcent le sens, le révèlent. À défaut de cela l’écriture est un petit travail maniaque voué au vide, à l’oubli sans fond. (« Qui ne voit que cette rigueur enfle la présomption, nourrit le dédain, entretient le chagrin superbe et un esprit de fastueuse singularité ? »). On doit lâcher l’écriture pour la retrouver – ce que Faulkner dit ainsi : « Il y a des choses qu’il faut écrire très vite, comme on monte une bicyclette sur une corde raide ».

Il reste que c’est par la rhétorique peut-être qu’un texte s’éprend de ce qu’il montre (l’expression est de Claude Mouchard) ; et il faut être très épris de ce qu’on montre pour que ce soit partageable.

 

« Je suis illettré » (Vie du père Foucault). Qu’est-ce que lire, écrire, – être reconnu comme auteur ? Qu’est-ce qu’une œuvre?

Comment répondre à tout cela, sinon par petits morceaux ?

Oui, « je suis illettré », moi aussi, comme mon père Foucault – ou un Métèque lettré, ce qui revient au même. Et c’est pour cela aussi que j’écris, tout platement, pour essayer de me persuader du contraire. Toutes choses restant soigneusement égales, je crois bien comprendre que ce n’était pas seulement coquetterie si, à la fin, Faulkner disait à ses interviewers : « I’m a farmer ». C’était sa vérité : l’œuvre la plus considérable du siècle ne l’avait pas guéri de son illettrisme, ne l’avait pas policé, classicisé. Il a écrit grâce à cela – et avec quel éclat –, mais contre cela, en vain.

Lire, écrire : autant de ruses du Barbare pour se faire Classique. Le Barbare croit que le Classique a un secret, un truc (Valéry dit que Degas était paralysé par sa connaissance des maîtres, « sa convoitise des secrets qu’il leur prêtait ») ; il cherche ce truc dans les livres, puis il écrit lui-même ; il fait une œuvre comme dans un rêve ; il n’a rien trouvé, il commence même à douter qu’il y ait un truc ; et voilà que les Classiques lui disent qu’il est des leurs. C’est ça, la relance de la littérature : un jeu de vessies et de lanternes où on vous dit que vous êtes maître ès lanternes à l’instant où vous commencez à soupçonner qu’il n’y a que des vessies.

Et bien sûr la reconnaissance est impossible, puisqu’elle vous vient toujours de porteurs de vessies comme vous : deux augures ne peuvent se regarder sans rire. Elle est impossible – sinon dans le topos du Miracle de saint Thomas, que Sassetta peignit. Mille deux cent soixante-treize, au monastère de San Domenico à Naples. Saint Thomas d’Aquin écrivait la Somme théologique ; il eut un doute à propos de ses énoncés touchant à la Présence réelle ; il plaça ce qu’il avait écrit sur la petite boîte qui contenait l’eucharistie, face à une croix, et, devant l’autel, pria pour qu’un signe lui en confirme la véracité. Le Christ sanglant apparut sur le crucifix et dit avec beaucoup de clarté : « Ce que tu as écrit sur mon corps sacramentel est bien ». Cette histoire me bouleverse et elle me persuade après tout que oui, la reconnaissance existe, mais pas où on la cherche. Elle ne vient pas après coup, ni des autres. Elle vient d’ailleurs, et pendant qu’on écrit, quand ce qu’on écrit est une grande lanterne éblouissante et non pas cette vessie dégonflée qu’est un livre fini. La reconnaissance, c’est peut-être, c’est assurément, quand seul on écrit, dans la grande émotion d’écrire, dans cet état entre rire et sanglot qui trouve ses mots, c’est peut-être cette grande exultation intérieure, un Christ sanglant, un grand-père mort qui rit, des petites filles mortes qui font la ronde sur la page, tout cela à la fois, ces grands corps, ces grands mots, qui se lève au point final et dit : c’est bien.

 

Jean-Pierre Richard, dans L’État des choses, vous a consacré une étude : comment l’avez-vous lue ?

Il me semble que j’intègre les études sur mes textes à la fabrique de mon texte. Je doute souvent d’avoir ce qu’on appelle une identité. Tout ce qui m’en donne un semblant fait texte. Ainsi, dans son étude sur les Vies minuscules, J.-P. Richard avait indexé parmi d’autres le thème, morbide et défaitiste, du plomb, – et je crois sincèrement que là, c’était une interprétation un peu forcée, l’occurrence du mot dans mon premier livre étant rare et sa thématique inessentielle. Mais j’ai repris cela à mon compte, je l’ai très docilement intériorisé, si bien que la métaphore du plomb est extrêmement efficiente dans Rimbaud le fils ; Richard a donc écrit une partie du Rimbaud !

Pour revenir à l’ensemble de L’État des choses, je me trouve en bonne compagnie. Je me réjouis surtout de la présence dans ce livre de quelqu’un qui est en train d’écrire sous nos yeux une œuvre bouleversante, dans la plus grande discrétion, Pierre Bergounioux.