Hugo von Hofmannsthal
L’homme difficile
Théâtre. Deuxième édition révisée. Traduit de l’allemand et présenté par Jean-Yves Masson
Collection : Der Doppelgänger
176 pages
19,27 €
978-2-86432-152-1
avril 1992
Hans Karl Bühl, l’homme difficile ne peut rien décider. Revenu de la guerre et des tranchées de 1914, muré dans sa solitude, il ne peut se résoudre à siéger à la chambre de Pairs où l’appellent ses titres héréditaires ; il ne peut se décider à demander la main de celle qu’il aime ; il n’est pas même capable de savoir s’il ira oui ou non, ce soir, à la réception de ses amis Altenwyl. Jeté presque malgré lui au milieu du tourbillon d’un monde où défilent les ombres d’une société viennoise qui n’est presque déjà plus qu’un souvenir, et dont les ridicules affectueusement caricaturés par Hofmannsthal ont déjà la grâce des choses disparues, il y rencontrera, comme le veut la loi de la comédie, le vrai visage de son destin.
Acte I. Scène troisième
LUKAS, entre et annonce. — Madame la comtesse Freudenberg. Crescence est entrée immédiatement à sa suite.
Lukas sort, Vinzenz également.
CRESCENCE. — Est-ce qu’on te dérange, Kari ? – Pardon…
HANS KARL. — Voyons, ma bonne Crescence !
CRESCENCE. — Je monte m’habiller. Pour la soirée.
HANS KARL. — Chez les Altenwyl ?
CRESCENCE. — T’y verra-t-on aussi ? Ou bien non ? Je voudrais seulement savoir, mon cher.
HANS KARL. — Si cela t’avait été égal, j’aurais éventuellement décidé plus tard, et, le cas échéant, je me serais décommandé par téléphone, depuis mon Cercle. Tu sais combien je ne m’engage qu’à contrecœur.
CRESCENCE. — Ah ! Oui.
HANS KARL. — Mais si jamais tu avais compté sur moi…
CRESCENCE. — Mon cher Kari, je suis assez vieille pour revenir seule à la maison. De plus, Stani y va aussi, et il me ramènera. Ainsi donc, tu ne viens pas ?
HANS KARL. — J’aurais volontiers considéré encore un peu la question.
CRESCENCE. — Une soirée ne devient pas plus attirante quand on y pense et qu’on y repense, mon cher. Et puis, je croyais que l’habitude de réfléchir indéfiniment t’était un peu passée, là-bas. (Elle s’assoit à côté de lui, qui se tient debout près du bureau.) Allons, Kari, finissons-en avec ce caractère insupportable, cette inconstance, cette indécision qui font que l’on doit se battre à couteaux tirés avec ses amis parce que l’un vous traite d’hypocondriaque, l’autre de rabat-joie, et que le troisième parle de vous comme d’un homme sur lequel on ne peut pas compter. À ton retour, tu étais dans une disposition d’esprit si excellente, et maintenant, te voici de nouveau comme à vingt-deux ans, à l’époque où j’étais presque amoureuse de mon frère.
HANS KARL. — Me ferais-tu des compliments, ma bonne Crescence ?
CRESCENCE. — Mais non, je dis les choses comme elles sont : Stani est un juge incorruptible sur ce point ; il te considère tout simplement comme le premier personnage du grand monde, il n’est question que d’oncle Kari par-ci, oncle Kari par-là, on ne peut pas lui faire un plus grand compliment que de lui dire qu’il te ressemble, et c’est bien le cas : rien qu’à voir ses gestes, on dirait un second toi-même. Il ne connaît rien de plus élégant que la manière dont tu traites les gens, le grand air, la distance que tu mets dans tes relations avec tout le monde, et en même temps, la parfaite égalité d’âme et la bonhomie qui sont les tiennes vis-à-vis des plus humbles. Mais il a découvert, comme moi-même, tes faiblesses ; il adore littéralement la décision, la force, ce qui est définitif, il déteste les tergiversations, et en cela, il est comme moi !
HANS KARL. — Je te félicite de ton fils, Crescence. Je suis sûr qu’il te procurera toujours bien des sujets de te réjouir.
CRESCENCE. — Mais pour revenir à nos moutons, Dieu du ciel, quand on a passé par les épreuves que tu as connues et qu’en plus on s’est comporté comme si cela n’était rien !
HANS KARL, gêné. — Tout le monde en a fait autant !
CRESCENCE. — Ah ! Pardon, pas tout le monde. Mais j’aurais cru qu’après cela on était capable de surmonter son hypocondrie.
HANS KARL. — Celle qu’on ressent devant une assemblée de gens dans un salon, justement, je l’éprouve encore. Une soirée m’épouvante, et, ma foi, je n’y puis rien. Je comprends, à la rigueur, qu’il y ait des gens pour vivre sous le même toit. Mais non qu’il y en ait pour leur rendre visite.
CRESCENCE. — Mais enfin, de quoi as-tu peur ? On doit pouvoir en discuter. Est-ce que ce sont les vieilles gens qui t’ennuient ?
HANS KARL. — Ah, ils sont si charmants, si aimables !
CRESCENCE. — Alors, ce sont les jeunes qui te portent sur les nerfs ?
HANS KARL. — Je n’ai rien du tout contre eux. C’est la chose elle-même qui est pour moi une véritable horreur, sais-tu, l’ensemble, l’ensemble est un tel sac de nœuds fait de malentendus inextricables ! Ah, ces malentendus chroniques !
CRESCENCE. — Après toutes les épreuves que tu as connues hors de chez toi, je ne parviens guère à concevoir que tu ne t’y sois pas endurci.
HANS KARL. — Crescence, de telles épreuves ne diminuent pas la sensibilité, elles l’augmentent. Comment ne le comprends-tu pas ? Les larmes peuvent me venir aux yeux pour une bêtise ou le rouge me monter au front à propos d’une toute petite chose, d’une nuance que personne ne remarquera, ou alors il m’arrive de dire tout haut ce que je pense tout bas – ce sont des états qui ne permettent pas d’aller au milieu des gens. Je ne puis absolument pas te l’expliquer, mais c’est plus fort que moi. Je te l’avoue franchement : il y a deux heures, j’ai donné l’ordre de me décommander auprès des Altenwyl. Peut-être une autre soirée, bientôt, mais pas celle-ci.
CRESCENCE. — Pas celle-ci ! Mais pourquoi justement pas celle-ci ?
HANS KARL. — C’est plus fort que moi, de façon tout à fait générale.
CRESCENCE. — Si tu dis « en général », c’est que tu penses à quelque chose en particulier.
HANS KARL. — Pas le moins du monde, Crescence.
CRESCENCE. — Mais si, bien sûr ! Ah, ah. Eh bien, sur ce point-là, je peux te rassurer.
HANS KARL. — Sur quel point ?
CRESCENCE. — Pour ce qui est d’Hélène.
HANS KARL. — Comment en viens-tu à Hélène ?
CRESCENCE. — Mon cher, je ne suis ni sourde, ni aveugle. Qu’Hélène, depuis sa quinzième année jusqu’à il y a très peu de temps, mettons jusqu’à la deuxième année de la guerre, ait été amoureuse de toi jusqu’au bout des ongles, j’ai des indices qui me le prouvent au premier coup d’œil, au second, et même au troisième.
HANS KARL. — Mais Crescence, tu t’illusionnes toi-même…
CRESCENCE. — Sais-tu que je me suis imaginée, naguère, il y a trois ou quatre ans, alors qu’elle n’était qu’une toute jeune débutante, qu’elle était la seule personne au monde qui pouvait te fixer, et devenir ta femme. Mais je suis heureuse à mourir que cela ne soit pas arrivé. Deux personnes si compliquées, cela ne produit rien de bon.
HANS KARL. — Tu me fais trop d’honneur. Je suis l’homme le moins compliqué du monde. (Il a ouvert l’un des tiroirs du bureau.) Mais je ne vois pas ce qui t’a donné cette idée. Je suis attaché à Hélène, elle est pour moi comme une cousine, je l’ai connue si petite. Elle pourrait être ma fille !Il cherche quelque chose dans le tiroir.
CRESCENCE. — À plus forte raison la mienne ! Mais je n’en voudrais pas pour fille. Et à plus forte raison je ne voudrais pas de ce baron Neuhoff pour gendre.
HANS KARL. — Neuhoff ? Est-ce une histoire si sérieuse ?
CRESCENCE. — Elle l’épousera. Hans Karl referme le tiroir brutalement.
CRESCENCE. — Je considère cela comme une affaire conclue, en dépit du fait qu’il s’agisse d’un parfait inconnu, venu d’on ne sait quelle province balte où ce sont encore les loups les plus civilisés, et tombé, pour ainsi dire, de la dernière pluie.
HANS KARL. — La géographie n’a jamais été ton fort, Crescence, les Neuhoff sont une famille du Holstein.
CRESCENCE. — Eh bien, mais c’est la même chose : en un mot, des gens que personne ne connaît.
HANS KARL. — Du reste, une famille de tout premier rang. Aussi bien alliée qu’on peut l’être, après tout.
CRESCENCE. — Pardonne-moi, mais cela, c’est ce qui est écrit dans le Gotha. D’ici, qui peut le vérifier ?
HANS KARL. — Te voilà bien acharnée contre cet homme !
CRESCENCE. — Mais il y a de quoi ! Quand une jeune fille, une des premières de son rang, s’entiche d’un homme que personne ne connaît, en dépit du fait qu’il n’aura jamais la moindre position ici…
HANS KARL. — Crois-tu ?
CRESCENCE. — Jamais de la vie ! Et en dépit du fait que son verbiage la laisse de marbre, bref, en dépit d’elle-même et du monde…Un court silence.
Hans Karl ouvre un autre tiroir avec une certaine violence.
CRESCENCE. — Puis-je t’aider à chercher ? Tu es en train de t’énerver.
HANS KARL. — Je te remercie mille fois, je ne cherche rien, à vrai dire, j’ai introduit la mauvaise clé.
LE SECRÉTAIRE, apparaissant par la petite porte. — Oh, je vous demande bien humblement pardon.
HANS KARL. — Je serai à vous dans un petit moment, Neugebauer.Le secrétaire se retire.
CRESCENCE s’approche de la table. — Kari, si seulement cela te faisait plaisir, rien qu’un peu, je ferais échouer cette histoire.
HANS KARL. — Quelle histoire ?
CRESCENCE. — Celle dont nous parlons : Hélène-Neuhoff. Je la fais échouer du jour au lendemain.
HANS KARL. — C’est-à-dire ?
CRESCENCE. — Je mets ma main au feu qu’elle est encore exactement aussi éprise de toi aujourd’hui qu’il y a six ans, et qu’il suffit d’un mot, de l’ombre d’une allusion…
HANS KARL. — … que je te prie de ne pas faire, pour l’amour de Dieu !
CRESCENCE. — Très bien, pardonne-moi ! N’en parlons plus.
HANS KARL. — Ma chère, je m’incline bien bas devant tes façons énergiques, mais, Dieu merci, les gens ne sont pas si simples.
CRESCENCE. — Mon cher, les gens sont, Dieu merci, très simples, si on les prend simplement. Bon, je vois que tu ne prends pas cette nouvelle au tragique. Tant mieux. Tu as cessé de t’intéresser à Hélène, je le tiens désormais pour acquis.
HANS KARL, se levant. — Je ne sais même pas comment tu as pu penser qu’il était nécessaire que je cesse de m’intéresser à elle. D’autres personnes ont-elles ces pensées bizarres ?
CRESCENCE. — Bien probablement.
HANS KARL. — Sais-tu que cela me donne proprement l’envie de m’y rendre ?
CRESCENCE. — Et de donner ta bénédiction à Théophile ? Il en sera ravi. Il fera les pires bassesses pour devenir un de tes familiers.
HANS KARL. — Ne trouves-tu pas qu’il aurait été fort à propos, étant donné les circonstances, que je me sois montré depuis longtemps déjà chez les Altenwyl ? Je suis extraordinairement désolé de m’être décommandé.