Le Matricule des anges, juin-août 1995, par Thierry Guichard
Écrit avec un couteau à couper le souffle, le premier roman de Jérôme d’Astier réussit l’évocation de l’indicible. De la mort à l’amour.
Il faudrait chercher longtemps, et avec une certaine mauvaise foi, pour trouver un défaut au premier roman de Jérôme d’Astier, Les Jours perdus. On pourrait avancer les phrases qui ouvrent le livre, accolées les unes aux autres, comme posées précautionneusement au bord de la page. Des phrases propres, rangées. De la belle ouvrage pour dire un drame : la longue agonie d’une mère. Ces phrases, si précises, si légères presque, mesurent la distance rendue nécessaire pour permettre le récit. Jérôme d’Astier a dû les polir, en écarter plus d’une, les accorder comme on le ferait d’un vieux piano fragile. Un travail d’orfèvre qui fait oublier la douleur.
Le narrateur des Jours perdus a retrouvé la voix de son enfance sans perdre le recul de l’âge adulte. Pour dire l’insoutenable détresse de perdre une mère adorée, il donne à sentir l’infini bonheur à vivre auprès d’elle : « Au retour de l’école, si ma mère ne dormait pas, j’allais la trouver. Je frappais doucement à sa porte. Elle me disait d’entrer. Le son de sa voix, quelle que fût sa lassitude, pénétrait en moi jusqu’au cœur ». L’enfant n’a que ses rêves et son inaltérable volonté à opposer à la maladie. Ses pathétiques tentatives de sauver la malade l’enliseront plus sûrement dans la douleur : « Je savais qu’elle souhaitait me voir faire du sport. Je réussis à monter à la corde lisse ». Viendront ensuite les sacrifices, d’abord les jouets abandonnés exprès dans les jardins publics à un dieu aveugle et sourd, les soldats brûlés comme on brûle des cierges, le chat, enfin, que l’enfant ira noyer dans la Seine après l’avoir enfermé dans un sac plastique en échange d’un miracle. « J’ai cru que ce n’était pas possible. Que je l’aimais trop. Et puis j’ai retenu ma respiration, j’ai fermé les yeux, et le sac est parti. »
Attentif à retrouver les sensations de l’enfance, dans leur spontanéité, leur naïveté, Jérôme d’Astier évite le misérabilisme grâce à une écriture toute de retenues où fleurissent pourtant quelques images tendres et poignantes (« Ma mère était une feuille d’automne. »).
Il n’y aurait que ça, l’émotion, et ce serait déjà un livre bouleversant. Mais l’auteur va au-delà du simple récit; il forge, dans la deuxième partie, ce que pompeusement, on pourrait appeler le mythe de l’amour salvateur. En perdant sa mère, le jeune enfant voit s’écrouler le monde dans lequel il vivait. Issu d’une famille aristocratique aisée, il se retrouve, exilé dans une pension alpine, confronté aux autres, à la vie « âpre et dédaigneuse ». Il est prêt à se laisser mourir. C’est la rencontre avec Isabelle, une jeune fille (elle est une promesse d’amour pour l’avenir) et celle avec Boris, un ancien amant de sa mère (un amour du passé) qui vont le ramener à la vie. Le prisme du roman inverse ses rayons de lumière. L’obscurité fait marche arrière. L’amour se revivifie. Il ressuscite le passé lorsque Boris et le narrateur partent à la recherche du temps perdu; il investit l’avenir lorsque le jeune garçon, mentalement, dans l’intimité de son lit, présente au fantôme de sa mère, Isabelle dont il s’est épris. Jérôme d’Astier sans changer de ton, donne une leçon : en faisant attention aux gens qu’on aime, en élevant l’amour que l’on a pour eux bien au-dessus de soi, on leur offre très certainement une vie après la mort. Leçon simple, œcuménique – l’auteur ironise avec tendresse sur les emportements christiques de l’enfant – dont la force réside plus dans la justesse avec laquelle elle nous est donnée que dans son message même.
Les Jours perdus n’est pas seulement un roman bien écrit, c’est aussi un livre salvateur, régénérateur. Il dit en silence ce que tout autre chose qu’un texte littéraire dirait avec mièvrerie et préciosité.