Le Magazine littéraire, janvier 2007, par Gérard-Georges Lemaire
Quand il a composé son bel essai sur Hugo von Hofmannsthal, Hofmannsthal, renoncement et métamorphose, Jean-Yves Masson a certainement éprouvé le désir de réhabiliter dans nos cœurs et nos esprits ce grand écrivain autrichien qu’on ne perçoit plus guère que comme le librettiste de Richard Strauss. Il nous le fait comprendre et nous incite à l’admirer en nous rapprochant de ses œuvres. Le Lien d’ombre rassemble la quasi-totalité des poèmes écrits par l’auteur de La Femme sans ombre, et met en lumière les lignes-force de sa personnalité. Et cela Hofmannsthal l’accomplit en nous faisant toucher du doigt le sens profond de sa démarche poétique.
Hofmannsthal a été copieusement raillé par Karl Kraus dans La Littérature démolie, se moquant allégrement de son petit groupe (la Jeune Vienne) avec lequel il a espéré entreprendre la Renaissance de la littérature autrichienne. Et pourtant, il a alors imaginé de nouveaux fondements à la poésie en instaurant le moi au centre théorique de la création. L’écriture est devenue un moyen de relater les mésaventures de ce moi divisé et blessé. L’échec du poète, la volonté de son double lord Chandos de renoncer à toute littérature sont liés à l’effondrement de l’Empire habsbourgeois et à l’effondrement simultané de la conscience d’une Europe fédératrice et rédemptrice. Et s’impose ensuite la conscience d’un effondrement de l’idéalisme, auquel il ne renonce pas vraiment, mais qui n’est plus viable à ses yeux.
Il suffit pour en prendre conscience de lire les premiers vers de « Ces spectres, nos pensées » : « Avide de tout anéantir,/Brûlant d’une lueur mortelle/Consumant la vie,/Un génie flamboyant/Rougeoie au fond de nous./Mais une épaisse couche de mauvaises herbes glacées/Qui enveloppe notre cœur/De son humidité luxuriante/Nous empêche de nous consumer… » De cet empêchement-là naît la poésie moderne.