Livres hebdo, 29 septembre 2006, par Jean-Maurice de Montremy
Hofmannsthal et son ombre
Comme le rappelle Jean-Yves Masson – à qui l’on doit cette belle version bilingue des « poèmes complets » –, l’Autrichien Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) fut surtout connu, dès avant la seconde guerre mondiale, comme poète. Depuis, c’est plutôt le génial librettiste de Richard Strauss que l’on célèbre : Le Chevalier à la rose, La Femme sans ombre, Arabella… oubliant ainsi son théâtre et son importante œuvre en prose. Si bien que cette quasi-intégrale de la poésie (quelques œuvres posthumes mineures n’ont pas été retenues) devrait permettre non seulement de retrouver un grand poète mais de prendre la pleine mesure de l’ensemble de son œuvre. Jean-Yves Masson propose d’ailleurs mieux qu’une introduction avec l’essai sur Hofmannsthal qui sort simultanément.
Entre 1890 et 1907, Hofmannsthal publia toute son œuvre poétique, puis s’interrompit. « Notre jeunesse, écrit-il, n’est pas un temps de préparation, mais au contraire déjà un âge royal, un appel à la sagesse et au bonheur le plus profond. »
Le parallèle avec Rimbaud a souvent été fait. On songerait plutôt à une période mozartienne d’adolescent-prodige. Hofmannsthal y mit fin pour des raisons personnelles, morales et spirituelles dont Jean-Yves Masson propose une lecture passionnante et nullement réductrice. Quand il publie sa Lettre de Lord Chandos (1902-1903), Hofmannsthal sent approcher le terme de son aventure poétique. Il s’analyse en recourant à une fiction où son autobiographie devient elle-même fictive. Il ne faut donc pas prendre cet écrit à la lettre. Hofmannsthal y réfléchit sur son art, qui est un art de crise « sans révolte apparente », pour reprendre la formule de Jean-Yves Masson. L’écrivain poursuivra sa poésie par d’autres moyens jusqu’à son Grand théâtre du monde (1922), d’après Calderon.
Patricien d’origine juive, aristocrate revenu au catholicisme, Hofmannsthal est un des écrivains les plus originaux parmi tous ceux qui voulurent assumer et dépasser de manière « ouverte » le XXe siècle – notamment après la catastrophe austro-hongroise de 1916-1918. Il n’y a chez lui ni réaction, ni retour en arrière, ni zèle moderniste. À l’image de l’impératrice dans La Femme sans ombre, Hofmannsthal est tenté par les reflets purs et grisants, mais il brise le miroir et choisit sa part d’ombre : l’épaisseur et le réel. Il ne renonce pas pour autant à sa quête métaphysique. Plongé dans la vie intellectuelle viennoise et européenne, il maintient l’idéal d’une grande construction dans un monde tenté par les destructions et les déconstructions.
Outre la qualité des textes – qu’il s’agisse du volume de poésie ou de l’essai –, on ne peut qu’apprécier le soin mis à la fabrication de ces deux Verdier poche inédits.