Le Monde, 30 avril 2015, par Étienne Anheim
L’horloger de l’histoire
Le chercheur italien invente, depuis les années 1970, une nouvelle histoire économique du Moyen Âge. Dans Au pays des sans-nom, il montre comment les institutions médiévales créent le vocabulaire de l’exclusion moderne.
Ce jour-là, dans un café de la capitale voisin des Archives nationales, l’historien italien Giacomo Todeschini parle du Ventre de Paris et de sa passion de jeunesse pour les romans de Zola : « Leurs personnages forment une multitude, mais chacun garde un visage singulier ; ils donnent vie à la mécanique sociale de la France du XIXe siècle ». Pourtant, s’il en connaît déjà la littérature et la philosophie, Giacomo Todeschini ne découvre vraiment la France qu’en 1983, lorsqu’il se lie d’amitié avec Evelyne Patlagean, la grande historienne de Byzance. À la différence de tant d’intellectuels de sa génération en Italie, son horizon n’est au départ pas français mais allemand. Son grand-père, juif de Roumanie, a légué à une famille devenue agnostique un héritage culturel venu de la Mitteleuropa. Issu d’une tradition « un peu juive, un peu marxiste, un peu allemande », il se trouve dans une position paradoxale, au cœur de l’Italie catholique de l’après-guerre : « J’étais le seul exempté de religion à l’école : quand le prêtre arrivait, on me faisait sortir. »
C’est peut-être ce qui lui permet de lire d’un œil neuf des textes méconnus de la théologie médiévale, comme en témoigne son nouvel ouvrage, Au pays des sans-nom. Arrivé à Bologne à la fin des années 1960, il se dirige vers la philologie. Il s’initie, grâce à son maître Ovidio Capitani, à la pensée économique des franciscains de la fin du Moyen Âge, Bernardin de Sienne et Pierre de Jean Olivi, auxquels il consacre ses premiers travaux universitaires. Dans l’atmosphère enflammée de la capitale de la gauche intellectuelle italienne, ce choix pourrait surprendre. L’historien dit aujourd’hui « qu’il s’agissait de refroidir l’incandescence politique par la rigueur philologique ». « Je trouvais trop agressif le marxisme des mouvements les plus radicaux et je ne voulais pas choisir un sujet de recherche engagé, au sens traditionnel. » Sa réserve est intellectuelle, plus encore que politique. Contre ce qu’il appelle toujours des « contes », les récits historiques du marxisme, du catholicisme ou de l’idéalisme, il veut écrire une autre histoire. Sein agnosticisme devient scientifique : il ne croit pas aux idéologies, aux notions générales et aux grandes forces qui feraient l’histoire. Il veut découvrir, au cœur du langage, « les atomes qui composent les faits historiques ».
La philologie latine croise la lecture de Roland Barthes et surtout de Michel Foucault et de son archéologie du savoir. L’histoire que pratique Giacomo Todeschini depuis les années 1970 est en effet une histoire du vocabulaire : « Je cherche à démonter patiemment, mot par mot, les rouages qui produisent le réel par le langage, à rassembler les petites pièces qui font fonctionner la mécanique de l’histoire. » Se représenter l’histoire comme un artisanat n’est pas original ; mais Giacomo Todeschini n’est pas n’importe quel artisan, c’est un horloger.
Pendant des années, dans des articles savants, il étudie le lexique des franciscains pour montrer l’intrication de la théologie, de l’éthique et de l’économie. Il propose une nouvelle histoire économique du Moyen Âge, dans laquelle les penseurs de la pauvreté radicale sont aussi les promoteurs des notions de possession, d’usage ou de confiance, car « la religion du cœur et celle de l’échange ont beaucoup à voir ». À l’affût de la discontinuité, il ne veut-pas raconter un nouveau conte, celui des origines chrétiennes et médiévales du capitalisme, mais montrer que le vocabulaire économique occidental a une histoire longue qui continue de produire ses effets. « Je suis frappé, dit-il, par la métabolisation, au sein des démocraties contemporaines, d’éléments anciens qui ont une action invisible. Les concepts survivent à la disparition des institutions et des systèmes sociaux qui les ont créés ; des formes de domination apparemment disparues se perpétuent dans le langage. »
Après Bologne, puis un passage à l’École normale supérieur de Pise et à l’Institut Croce de Naples, c’est à Trieste, où il est nommé en 1979 et où il enseigne toujours, qu’il mène ce travail minutieux. « Trieste est une ville hors du monde, belle et tranquille, apaisée par la mer, un endroit merveilleux pour écrire et réfléchir – même s’il faut la quitter régulièrement, pour respirer », ce qu’il fait à Paris, Londres ou New York. Après l’édition, en 1980, du Traité des contrats, écrit à la fin du XIIIe siècle par Pierre de Jean Olivi (qui a fait l’objet d’une nouvelle édition, traduite et commentée par Sylvain Piron en 2012 aux Belles Lettres), il élargit son approche à l’économie des communautés juives médiévales et publie en 1989 La ricchezza degli ebrei (« La richesse des juifs », non traduit). Mais il lui a fallu passer 50 ans pour arriver à ce qu’il appelle « le temps des vrais livres ». Dans I mercanti e il tempio ( « Les marchands et le Temple », 2002, non traduit) puis dans Richesse franciscaine (2004 ; Verdier, 2008), il montre comment se construit un modèle de société où les individus contribuent au bien commun en faisant fructifier les richesses et en étant dignes de confiance. Son travail rencontre un singulier succès en Italie, depuis la gauche radicale jusqu’à la droite catholique, qui a vu dans cette tradition médiévale l’esquisse d’un capitalisme chrétien à visage humain. C’est oublier au passage ceux qui, comme les juifs et les pauvres involontaires, sont écartés de ce monde social qui est le creuset du marché. Ces « sans-nom », « infâmes » au sens de Michel Foucault, sont au centre d’Au pays des sans-nom (2007), dont la traduction ne paraît qu’aujourd’hui en France puis de Come Giuda (« Comme Judas », 2011, non traduit), consacré à la figure de Judas. Il en fait le modèle de l’exclu de l’Église, mais aussi de la société et du marché, non seulement par la gravité de son péché mais, surtout, par l’incompétence éthique et économique qui en est la cause. En vendant le Christ pour trente deniers, Judas montre qu’il n’a rien compris de sa valeur et prend place parmi les pauvres, les exclus, les idiots – ceux qui ne comprennent pas les règles du jeu social.
Dans un monde en proie à la crise, la politique fait aujourd’hui retour vers Giacomo Todeschini. Il se réjouit de rencontrer de jeunes lecteurs, mais aussi de dialoguer avec les économistes, parfois avec difficulté. « Je suis toujours surpris de l’étroitesse de l’univers historique d’une grande majorité des économistes et des financiers. Ils croient agir, être au centre du monde et de ses règles, mais ils sont les marionnettes de mots très anciens. » À l’inverse, il veut écrire l’histoire longue de ces mots qui produisent inclusion ou exclusion – la dignité, le crédit, la foi, la dette –, des mots qui sont les nôtres parce qu’ils ont été ceux des hommes et des femmes de la fin du Moyen Âge. Une pensée critique, sans doute : comme il le dit, « « marxisme » est synonyme de « critique » ; et « philologie » aussi ». Mais il le rappelle, pour l’historien, « ce qui doit être révolutionnaire, c’est la méthode, pas l’objet ou la volonté politique ».
Dans son nouveau projet de livre, il démonte maintenant un autre mécanisme, celui par lequel la création des ghettos juifs et l’essor des banques chrétiennes sont liés l’un à l’autre dans l’Italie de la Renaissance. On trouve toujours dans son atelier beaucoup de latin et de philologie, un peu de Foucault et l’ombre de Marx. Un soupçon de métaphysique et une pointe de bienveillance malicieuse aussi, qui essaie d’échapper aux engrenages désespérants de l’histoire. On ne peut s’empêcher de repenser à Émile Zola. Sa montre est conservée à deux pas, au Musée Carnavalet. Les horlogers suisses qui la lui ont offerte en 1898 y ont gravé ces mots : « La vérité est en marche et rien ne l’arrêtera. »