La Nouvelle Quinzaine littéraire, 16 juin 2015, par Georges-Arthur Goldschmidt
Sur fond d’Autriche
La belle traduction d’Olivier Le Lay restitue très bien la densité de la langue de Josef Winkler, toujours « en prise » sur ce qu’elle décrit et rend visible. Ce livre est marqué du même malaise d’être que le reste de l’œuvre de Winkler.
Dans les deux récits réunis sous le titre Mère et le crayon, l’auteur revient sur son enfance dans son village autrichien, Kamering, en Carinthie, bâti en forme de croix, où la mort est toujours présente comme une consistance des choses. C’est un village dont Winkler dit qu’il est un monde sans parole. Il y a grandi et ce monde ne cesse de le poursuivre, un monde lourd de mémoire, où tout geste, tout objet n’est pas simplement geste ou objet mais toujours issu des profondeurs de temps très anciens qu’il prolonge à sa façon au sein de la modernité. Dans ce monde à la fois immobile et dense, tout est empreint d’une religiosité assez païenne et de l’obsession de la mort. La mort est, avec l’étonnement et le désir du corps souvent homosexuel, le fil qui conduit tout à travers l’écriture de Winkler. Mieux que personne, il fait éprouver le côté fermé de cette vie de village dont le maillage des conventions, d’habitudes et de petites contraintes établit un tissu si serré qu’il est impossible d’y échapper, d’où « ce monde sans langage ».
Toute l’œuvre de Winkler reprend inlassablement et toujours différemment les mêmes thèmes de l’étouffement paysan, de l’enfance barrée, où il n’y a de découvertes du « beau » qu’à travers le dégoût et l’horreur ; de la mort, en l’occurrence la mort des trois fils au front des guerres hitlériennes.
Déjà, dans le premier récit, « Et la parole prit son envol », la mort des fils à la guerre est imbriquée dans les gestes et les faits, elle devient comme la matière du quotidien. Mais c’est à Ellora, en Inde, où il parcourt les temples bouddhistes, qu’une fois de plus apparaît à Winkler son village natal, associé, lors d’une pause, à la lecture d’un livre : Kleist, Moos, Fasane (1987) de l’écrivaine autrichienne Ilse Aichinger, qui vécut elle-même au plus profond le crime absolu de l’hitlérisme. Le second récit commence par le suicide d’un petit garçon dans la région de Toulouse, raconté par le journal de Carinthie dont Winkler est originaire. Il lit cela dans le train qui va l’emmener à Lagrasse, chez son éditeur.
Les grands-parents meurent littéralement asphyxiés, dans l’impossibilité d’exprimer leur chagrin, et le personnage de ce récit (qui donne son titre au livre), alors âgé de treize ans, ne peut plus oublier l’image du cadavre nu de sa grand-mère, sous la reproduction au mur de La Vierge à la chaise de Raphaël, toujours en vue dès qu’un malheur arrive puisque l’essentiel se passe dans la chambre à coucher du grand-père. Et la perte de ses fils réduit la mère de l’écrivain à la mutité.
Dans ce second récit, de courtes notations de deux livres de Peter Handke, Le Malheur indifférent et À ma fenêtre le matin, constituent comme des point d’ancrage.
C’est en même temps une évocation de ce catholicisme tout à la fois oppressant et plein de couleurs qui accompagne sanas cesse tous les faits de la vie, et surtout la mort. « Toute mon enfance, et jusque dans l’adolescence, je me suis levé chaque matin, je me suis couché chaque soir avec cette image de cauchemar. » L’odeur de l’urine et de mort, et l’art : constamment, il y a une indissoluble association entre le sordide et le « sublime ».
La substance de ce qu’écrit Winkler est dans ce passage permanent de l’un à l’autre, tout comme l’écriture (le crayon) sauve de l’engloutissement dans le purin. Dès l’école primaire, seules vois possibles de libération d’une parole prisonnière, la lecture et l’écriture lui permettent de sortir de la souffrance et de la désolation d’une enfance enfermée dans l’impossibilité de se faire entendre, d’une enfance qui est comme la figuration de la vie de tous les habitants de ce village cruciforme.