Le Monde diplomatique, 1er juillet 2015, par Pierre Deshusses
Vertiges discrets du quotidien
Il est facile d’entrer dans le monde de Lutz Seiler, tant il paraît simple et innocent ; il est difficile d’en sortir, tant il vous enveloppe comme les fils d’un cocon à travers lequel on voit ensuite le monde alentour. Seiler ne fait pas que raconter : il donne à la perception une couleur qui perdure une fois le livre refermé.
Né en 1963 en Thuringe, il a d’abord travaillé comme maçon et charpentier avant de se tourner vers la littérature pendant son service militaire. Mais il lui faut attendre la réunification pour pouvoir publier ses poèmes, qui lui valent très vite de nombreux prix. Les treize récits de Die Zeitwaage – traduit par Le Poids du temps –, son premier recueil de nouvelles (2009), ont un charme qui tient à son talent de poète, mais sans que soit pour autant gommée la forte organisation de la narration. Le chemin qui court entre autobiographie et invention est parfois sinueux, mais la réunification forme une ligne de partage équilibrée entre un avant et un après. Avant, il y a l’école primaire, la vie avec les parents dans des baraquements, les réparations de voitures aux noms improbables, Zaporojets et Jigouli, et partout cet air familier fait de suie et de brume, «féerie descendue le long des murs au point q11 ‘on en avait la nausée». Après, il y a les études, les petits jobs à Berlin. La nostalgie exprimée en filigrane n’est pas celle d’un régime disparu, mais le regret de certaines images formant une trame d’enfance souvent teintée de culpabilité, à jamais indéchirable.
Si la lecture est aisée, si les impressions emportent le lecteur, étrangement, on ne trouve pas immédiatement les mots pour les formuler. Mais avec la dernière histoire, l’ensemble révèle son « cœur secret ». Le narrateur travaille alors comme serveur dans un bar de Berlin, où il voit un jour arriver un ouvrier qui l’impressionne par sa sérénité. « Je n’avais jamais trouvé la porte d’accès au plus intime de la classe ouvrière, à sa sphère sacrée. » Lorsque cet ouvrier meurt presque sous ses yeux dans un accident du travail, le narrateur devient malgré lui dépositaire de sa montre, qu’il fait régulièrement réviser par un horloger. Celui-ci vérifie son fonctionnement sur un chronocomparateur, un appareil destiné à mesurer les inégalités des battements d’une montre, façon de révéler, comme on dit dans le métier, son « cœur secret ».
Tout comme celui du livre, ce sont justement ces instants de vie qui ne coulent plus comme à l’ordinaire, ces accrocs du temps qui échappent au balancement de la routine : un baiser volé dans une cour d’école, une victoire aux échecs, la pointe d’un sanglot nocturne qui scelle une séparation, une brusque secousse dans un Transsibérien qui provoque une étreinte loufoque avec un cheminot, un merle blessé – autant d’îlots éphémères émergeant d’une mer sans colère. Mais Seiler ne se contente pas de nous montrer ces fragiles éruptions, il nous emmène dans les profondeurs, jusqu’au creux des vallées sous-marines d’où partent ces sommets livrés au soleil de la conscience. La plongée de l’écriture fait alors découvrir les arcanes de reliefs engloutis et les sensations éprouvées sont comparables à l’ivresse des profondeurs où tout est fragile, à la limite de la suffocation. Et où tout est immensément serein.