Le Monde, 6 août 1993, par Nicolas Weill
La cabale réhabilitée
Déviance messianique, tradition noire, science occulte ? Contre Gershom Scholem, Charles Mopsik réévalue une philosophie juive du Moyen Âge qui ne cesse de fasciner.
Plus que jamais la tradition théosophique juive née en Provence il y a environ sept siècles, connue sous le nom de cabale, attire philosophes et savants. Certains épistémologues veulent même y déceler une source du formalisme scientifique moderne comme Henri Atlan, récemment encore, dans sa préface au Golem de Moshé Idel (Cerf). Pourtant, si la cabale fascine, à l’heure où les religions institutionnelles affrontent en Occident la crise de désaffection la plus grave de leur histoire, évoquée dans la dernière livraison de la revue le Débat, n’est-ce pas plutôt parce qu’on la compte au nombre des sciences occultes ? Paradoxalement, l’œuvre considérable de l’érudit israélien d’origine allemande Gershom Scholem (disparu à Jérusalem il y a une dizaine d’années), à qui le « public cultivé » doit de connaître l’étendue et la complexité du corpus cabalistique, n’a pas peu contribué à entretenir l’image d’une doctrine confinée dans les marges de la foi officielle, tradition noire, voire matrice des hérésies qui émaillent l’histoire juive…
Le livre de Charles Mopsik représente de ce point de vue la première lecture « post-scholemienne » d’importance de la cabale, en français. Son auteur met entre les mains du lecteur des textes dont certains sont imprimés pour la première fois (les manuscrits de Yohanan Alemanno, le maître et ami de Pic de la Mirandole, conservés à la Bibliothèque nationale, attendent encore leur édition…). Ceux qui ont pratiqué ce genre de littérature ne pourront que saluer la prouesse d’un spécialiste qui a su non seulement traduire mais aussi rendre lisibles des écrits rédigés en araméen ou en hébreu médiéval, à l’ésotérisme souvent déroutant.
Il ne s’agit pas pour autant d’une simple anthologie – comme le titre le laisse trop modestement penser. Ces « grands textes de la cabale » sont insérés dans la trame d’un discours qui les rassemble, les analyse et les commente autour d’une thèse : celle d’une cabale conçue d’abord comme une réflexion moins mystique que philosophique sur le sens et l’efficacité des pratiques religieuses.
Un des principaux objets de la cabale, pour Charles Mopsik, est en effet de montrer comment, par le rituel, l’homme est capable d’agir sur Dieu lui-même. Dieu, dans la cabale, n’est plus le Dieu impersonnel et tout-puissant des théologies classiques. L’homme a sur Lui une efficace. La créature est même investie d’une responsabilité cosmique qui consiste à « réparer » le dommage provoqué chez le Créateur par l’irruption du mal. En somme il appartient à l’homme de « faire Dieu ». C’est ce que Charles Mopsik, à la suite d’autres spécialistes, appelle la fonction « théurgique » de la cabale.
Empressons-nous de dire que cette croyance en une efficace de la prière humaine sur le plérome divin n’a pas fait, loin s’en faut, l’unanimité dans le judaïsme. Dès les premiers temps, ces théories furent vivement combattues, dans la ville même d’un des premiers cabalistes, Isaac l’Aveugle, par le rabbin Meir Ben Siméon de Narbonne, pour qui le culte ne pouvait avoir d’autre rôle qu’éducatif.
L’utilisation par Charles Mopsik du terme « théurgie » puisé au vocabulaire de la dernière philosophie antique, le néoplatonisme, représente plus qu’un simple emprunt terminologique. La parenté entre le néoplatonisme (de Proclus et de Jamblique) et la cabale est pour lui de l’ordre du fait. Comme si, au-delà de la traditionnelle rupture entre philosophie et mystique, il était possible d’établir l’existence d’une source platonicienne cachée de la pensée religieuse – persistance d’une « spiritualité platonisante » dont Charles Mopsik suggère, trop rapidement, qu’elle n’est pas le fait du seul judaïsme, puisqu’il la retrouve aussi bien chez le chrétien Jean Scot Erigène (vers 810-880) qu’en islam avec le théosophe Mohyyidin ibn Arabi (1165-1240)…
Attribuer une origine néoplatonicienne à la cabale ne signifie cependant pas la rapprocher du paganisme, mais bien de la rationalité philosophique. L’opposition traditionnelle entre la philosophie juive, symbolisée par l’aristotélicien Maïmonide (XIIe siècle), et la cabale, entendue comme un mysticisme irrationnel dans son principe, doit être dépassée. Si la cabale s’oppose à Maïmonide, c’est comme une philosophie à une autre (philosophie tout de même profondément travaillée par la pensée religieuse). L’une s’inspire d’Aristote, l’autre de Platon. On est donc loin de Scholem, accusé par Charles Mopsik dans un numéro récent de la revue Pardès (« Loi et Liberté ») d’avoir commis « un grave contresens à l’origine du dédain que les chercheurs ont généralement manifesté à l’encontre de l’étude des théories cabalistiques ». Aujourd’hui, un certain nombre d’hypothèses émises par Scholem sont en cours de révision. Scholem avait par exemple cru repérer dans l’enseignement du cabaliste Isaac Louria (1534-1572) le ferment idéologique d’une des plus graves crises internes du judaïsme historique : l’équipée du faux messie Sabbataï Tsevi.
Confusion sur les rites magiques
Ce curieux personnage de l’Empire ottoman du XVIIe siècle s’était proclamé roi-messie, avant de se convertir à l’islam en 1666. Le destin de ce genre d’hérésiarque occupa Scholem, qui lui consacra une longue étude (traduite également chez Verdier). À sa suite, les historiens prirent l’habitude d’associer systématiquement cabale et déviance messianisante, oubliant parfois que – comme le montre Charles Mopsik – certains cabalistes, disciples d’lsaac Louria, comme Moïse Hayim Louzzatto, comptèrent parmi les critiques les plus véhéments des apostats sabbatéens. L’inconsistance historique du lien entre lourianisme et hérésie sabbatéenne a récemment été établie par le successeur même de Gershom Scholem à l’université hébraïque de Jérusalem, Moshé Idel. Désormais, les études cabalistiques savantes tendent plutôt à « désenclaver » la cabale des marges de la religion, où la recherche érudite l’avait confinée jusque-là.
Autre confusion entretenue par Gershom Scholem : celle des pratiques cabalistiques et des rites magiques. La magie, précise Charles Mopsik, est un ensemble d’actes ayant une visée surnaturelle sans lien avec les valeurs ni les préoccupations de la religion instituée et marginale par essence. La théurgie cabalistique vise au contraire, en l’animant, à jouer un rôle central dans le système religieux.
Au vu de l’importance des réévaluations auxquelles Charles Mopsik se livre, le lecteur ne peut qu’être frustré face aux dérobades de l’auteur devant l’établissement historique de cette parenté entre philosophie néoplatonicienne et théurgie cabalistique. Il est vrai que celui-ci se situe dans une perspective délibérément philosophique et se borne à constater la coïncidence entre les deux systèmes de pensée.
Tout au plus indique-t-il quelques directions. Par exemple, la possibilité d’un « héritage commun » en amont de Proclus et de Plotin, dans une rencontre « orientale » entre le « moyen platonisme » et la tradition biblique (chez le contemporain syrien de Marc Aurèle Numénius d’Apamée). Les circulations complexes entre les derniers philosophes du paganisme et la théosophie juive restent donc à être mises en lumière. Outre l’édition de textes, c’est l’immense tâche qui attend les chercheurs. En attendant que les bibliothèques qui s’ouvrent peu à peu en Russie, où resurgissent des écoles cabalistiques dont l’existence n’avait pas même été soupçonnée, aient achevé de livrer leurs mystères.
Les problématiques de la cabale n’en paraissent pas moins bien éloignées de l’homme moderne (et ainsi sont-elles apparues au fondateur de l’historiographie juive contemporaine, au XIXe siècle : Henrich Gratz). On peut néanmoins se demander si cette prise au sérieux extrême de la relation entre l’homme et Dieu, caractéristique de la théurgie cabalistique, n’offre pas une autre voie au juridisme, moraliste ou politique, des religions institutionnelles, travaillées par l’intégrisme ou par la simple indifférence. Tel serait alors un autre secret de l’attrait qu’exerce, encore à la fin du XXe siècle, cette philosophie juive du Moyen Âge.